Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

je ne sais quelle grâce et quel attrait[1]. Par exemple, la cuisson du pain en fait éclater certaines parties ; bien que ces crevasses soient en quelque sorte contraires au dessein de la fabrication, elles ne déplaisent pas ; elles donnent véritablement envie de manger. Ainsi encore, les figues, dans leur pleine maturité, se fendent. Quand les olives tombent de l’arbre et sont près de pourrir, elles ont une sorte de beauté propre. Voyez les épis courbés par leur poids vers le sol, le plissement de front du lion, l’écume qui coule de la gueule du sanglier et beaucoup d’autres choses encore ; considérées en elles-mêmes, elles sont loin d’être belles, mais par cela seul qu’elles accompagnent le développement des créations de la nature, elles y ajoutent un ornement et un attrait. Il suffit de sentir et de comprendre [un peu] profondément la vie de l’univers pour trouver en presque tous les phénomènes qui la manifestent et même qui l’accompagnent un accord qui a bien son charme[2]. Ainsi nous verrons de véritables gueules béantes de bêtes féroces avec autant de plaisir que les représentations qu’en donnent les peintres et les sculpteurs ; nous pourrons, avec l’œil du sage, reconnaître dans la vieille femme et dans le vieillard, comme la grâce dans l’adolescent, la beauté de ce qui est arrivé à son achèvement. Il y a beaucoup d’autres faits semblables qui ne persuaderont pas tout le monde et que comprendra seul celui qui se sera vraiment familiarisé avec la nature et avec ses œuvres.

  1. [Couat : « les produits de la nature ont quelque chose d’agréable et d’attrayant jusque dans les imperfections qui sont la conséquence de leur développement. » — J’ai tenu à conserver dans le français la répétition qui est dans le texte grec : ὲπιγινόμενα… γινομένοις. J’ai voulu aussi, en renonçant au mot : « imperfections, » éviter de préciser une expression que Marc-Aurèle a choisie vague. J’ai cherché en français un neutre pour rendre ici le neutre grec. — Voir la note suivante.]
  2. [Couat : « pour que les phénomènes qui l’accompagnent nous paraissent avoir en eux un charme particulier. » — Cette fin de phrase ne traduisait ni σχεδόν, ni καί, ni la préposition συν contenue dans συνίστασθαι. Les leçons des manuscrits διασυνίστασθαι, et, à plus forte raison, le barbarisme συνδιανίσταθαι sont inadmissibles ; j’ai accueilli la conjecture de Reiske : νὴ Δία, que j’ai traduite par « bien », comme πως par : « son ». — De la traduction de M. Couat j’ai cependant gardé les termes essentiels : « les phénomènes qui l’accompagnent. » Pas plus que lui, je n’ai voulu admettre ici les mots : « accident, accidentel, » qu’ont introduits soit dans cette phrase, soit dans la première de la pensée, Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut, parce que ces termes peuvent paraître impliquer la notion de hasard. J’aurai, d’ailleurs, l’occasion (infra, V, 23) de préciser le sens du mot : συμϐαίνοντα. — La restriction marquée par le mot σχεδόν (presque) est à noter : parmi les Stoïciens, Marc-Aurèle n’est pas un intransigeant.]