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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

autre mal que celui-là, ils l’auraient prévu et auraient fait en sorte que l’homme pût [toujours] s’en préserver. Comment donc[1] ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais pourrait-il rendre sa vie plus mauvaise ? Il n’est pas possible que la nature de l’univers ait négligé cette considération, ou par ignorance, ou à bon escient, mais par impuissance à prévenir et à corriger une injustice ; il n’est pas possible que par impuissance et par maladresse elle se soit trompée à ce point en laissant [les biens et] les maux arriver également et indistinctement aux bons et aux méchants. La mort et la vie, la renommée et l’obscurité, la peine et le plaisir, la richesse et la pauvreté, arrivent également aux bons et aux méchants, mais ces choses ne sont ni belles ni laides. Ce ne sont donc ni des biens ni des maux[2].

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Comme tout s’évanouit vite, les corps eux-mêmes dans l’univers, et dans la durée leur mémoire ! Que valent toutes

    imputable qu’à lui : ἐπ’ αὐτὣ το πἂν. Cette doctrine était déjà celle de Cléanthe (Hymne, v. 15 sqq.) :

    οὐδἐ τι γἰγνεται ἔργον ἐπἱ χθονἱ σοὒ δἰχα, δαἵμον,
    οὕτε κατ’ αἰθἐριον θεἵον πὀλον οὔτ’ ενι πὀντῳ,
    πλἡν ὁπὁσα ῥἑζουσι κακοἱ σφετἑρῃσιν ἀνοἰαις.

    Elle attribue à l’homme une liberté qu’il est difficile de concilier avec la toute-puissance du principe directeur du monde et avec le déterminisme universel (VI, 42 ; VII, 9, etc.), et qui est tout juste le contraire de l’ἀκολουθἰα θεοἵς (III, 9, dernière note), c’est-à-dire de la liberté du stoïcien. Pourquoi avons-nous aussi la liberté de mal faire ? C’est que nous n’aurions pas l’autre, si nous n’avions pas celle-là, et que le mal même est nécessaire à la perfection du monde (καἱ τοὒ τοιοὑτου ἔχρηζεν ὁ κὀσμος : VI, 42). Et pourquoi la liberté de mal faire n’est-elle pas la liberté ? Parce qu’elle est contraire à la raison (infra VI, 8, en note), c’est-à-dire à la volonté de notre nature (infra IV, 49 et les notes) ; — en d’autres termes, que, la raison seule étant le propre de l’homme, la liberté pour l’homme, c’est seulement l’indépendance de sa raison ; — et parce que, si mal disposé qu’on soit, si prêt à détruire l’ordre du monde (VI, 42 : καἱ ὁ μεμφὁμενος, καἱ ὁ ἀντιϐαἰνειν πειρὠμενος), on se leurre, en fin de compte, si l’on s’imagine pouvoir rien contre lui.]

  1. [Couat : « Mais comment. » — J’ai craint que cette traduction ne marquât pas assez nettement la suite du sens. « Ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais, » c’est tout ce qui n’est pas le mal moral, tout ce qui, pour Marc-Aurèle, n’est pas le mal, et à peu près tout ce que communément on nomme les maux. Cette pensée de Marc-Aurèle est toute une théodicée. Elle affirme la Providence et s’efforce de répondre à l’objection traditionnelle qu’on lui adresse en raison de ces trois faits : le mal moral, le mal physique et le divorce de la justice et du bonheur.]
  2. Différence entre le point de vue spiritualiste et le point de vue stoïcien. Le Spiritualisme corrige les injustices de la vie par le postulat à l’immortalité ; le Stoïcien les corrige en les regardant comme négligeables. On résout la question du bonheur en le faisant faisant consister dans la vertu et en niant le reste.