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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

pourra se consumer, c’est-à-dire s’épurer et s’alléger, et, s’étant allégée, monter jusqu’à l’éther ; l’âme la plus faible, celle du vulgaire, est celle d’où la flamme, étouffée par l’épaisseur de l’air qui s’y mêle, se retire, après avoir vainement lutté.

J’ai dû rappeler la théorie traditionnelle pour qu’on vît mieux à quelle distance s’en tient l’auteur des Pensées, même quand il accepte l’idée de la survivance ; chemin faisant, j’ai tâché de faire valoir les avantages de cette doctrine. Le moment est venu d’exprimer les critiques qu’elle soulève et qui ont dû en détacher Marc-Aurèle. D’abord, il est assez difficile de concevoir l’indépendance des âmes réunies dans la cité céleste, et toutes les joies supérieures qui impliquent le sentiment de cette indépendance : celles qu’éprouverait, selon Sénèque, le fils de Marcia à « entrer dans la société sainte des Scipion et des Caton », à se faire « initier par son aïeul aux secrets de la nature », à « contempler, du haut de sa gloire la terre qu’il a quittée ». Dans la vie bienheureuse, toutes les âmes ne sont que raison, et la raison est une. Puis, deux flammes voisines, qui viennent une fois à se toucher, ne se séparent plus. Puis, rien ne doit alimenter ces flammes et les fixer en quelque sorte, alors que le soleil et les astres — des dieux — dont elles sont si proches s’entretiennent perpétuellement, par une ἀναθυμίασις, des émanations de la terre. On se demande donc comment Sénèque conciliait avec la pénétration réciproque (« invicem pervii sunt » : ad Marciam, XXV) des âmes la presque immortalité personnelle qu’il promet à ceux qu’il console. Au reste, il a douté, tout le premier, de la sûreté de sa doctrine ; et il a prévenu l’auteur des Pensées lorsqu’il a écrit (ad Luciliam, LXXI) : « Aut in meliorem emittitur vitam, lucidius tranquilliusque inter divina mansurus ; aut certe, sine ullo futurus incommodo, suae naturae remiscebitur, et revertetur in totum}}. »

Les deux objections suivantes viennent en quelque sorte de Marc-Aurèle lui-même : 1o Depuis si longtemps que le monde dure, sans s’être encore embrasé, comment les âmes survivantes n’auraient-elles pas encombré le ciel ? Par suite, comment les nouvelles venues y trouveraient-elles de la place ? À quoi l’on pourrait ajouter : comment resterait-il au monde de l’air respirable, de la flamme pour entretenir la vie ? L’interrogation par laquelle commence cette pensée et qui introduit la théorie propre à Marc-Aurèle renferme, en doux mots, ἐξ ἀϊδίου, une critique, peut-être une réfutation de Chrysippe et de Sénèque. 2o La simplicité même des explications de Marc-Aurèle accuse ce qu’il y a de laborieux et d’arbitraire dans la trop poétique construction de ses maîtres ; évidemment, c’est moins là pour lui une démonstration qu’un beau conte. Il y a surtout un long détour qu’il se refuse à faire, une hypothèse — pourtant fondamentale du système — dont il s’affranchit. En faisant coïncider, en effet, l’embrasement de l’âme humaine et son retour non dans les régions célestes, non même dans l’âme de l’univers, mais dans sa « raison séminale », il admet la possibilité d’un réemploi immédiat ; c’est-à-dire que, prenant parti entre deux théories qui l’ont laissé parfois indécis (V, 13, fin ; X, 7), il considère qu’au lieu de « s’embraser périodiquement » le monde « se renouvelle par d’éternels échanges » (infra X, 7 : ὤστε καὶ ταῦτα ἀναληφθῆναι εἰς τὸν τοῦ ὄλου λόγον, εἴτε κατἀ περίοδον ἐκπυρουμένου, εἴτε ἀϊδίοις ἀμοιϐαῖς ἀνανεουμένου). Sur ces « éternels échanges » il ne s’est d’ailleurs pas expliqué ; et, à défaut d’aucun texte qui reprenne et tranche la question, nous en sommes réduits aux conjectures. Ce qui est sûr, c’est que la doctrine appelle un complément : car l’équilibre des éléments semble exiger une compensation constante entre les « embrasements » et les « extinctions ». Nous prendrions cette fois le terme d’« extinction » dans le sens même qu’au rapport de Plutarque lui donnaient les Stoïciens quand ils parlaient de la renaissance du monde : τῇ δὲ σϐέσει πάλιν καὶ τὴν ψυχὴν… μεταϐάλλ[ειν] εἰς τὸ σωματοειδές (de Stoïc. repugn., 1053, C, — suite d’un texte cité plus haut).

D’ailleurs, on ne saurait trop le redire, Marc-Aurèle ne hasarde que sous condition la doctrine qu’il expose ici. Dans tout le reste des Pensées (textes cités à la note finale), nous le verrons presque constamment opposer à la thèse du « déplacement » et de la « survivance » (μετάστασις, συμμεῖναι, termes que définit le présent passage) celle de l’« extinction », et d’une extinction qui, comme il résulte de cette opposition même, ne souffrirait aucun délai. Ce passage, le seul qui nous présente une théorie un peu développée de la persistance des âmes, commence par le mot si. Au cours d’une phrase qui nous arrêtera tout à l’heure (cf. quatre notes plus bas), et dont Auguste Couat, après Nauck, me paraît avoir à tort contesté l’authenticité, Marc-Aurèle déclare formellement que la survivance n’est qu’une hypothèse ; et, comme