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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

les espèces de gens vicieux. En te rappelant qu’il est impossible que de telles gens n’existent pas, tu seras plus bienveillant pour chacun d’eux. Il est bon aussi de te demander immédiatement quelle vertu la nature a donnée à l’homme contre tel vice. Elle lui a donné, en effet, comme contre-poison, la douceur contre l’ingratitude, et contre chaque autre vice une vertu particulière. Enfin, tu peux instruire et ramener dans le droit chemin celui qui s’en est écarté, car toute faute égare l’homme et l’éloigne du but de la vie. D’ailleurs, as-tu éprouvé un dommage ? Mais aucun de ceux contre qui tu t’irrites n’a jamais rien fait de tel que ta pensée[1] en valût moins ; or, c’est en cela seulement que consiste tout mal, tout dommage. Qu’y a-t-il donc de mauvais et d’étrange pour toi à ce que l’ignorant[2] agisse en ignorant ? Vois plutôt si tu ne devrais pas te reprocher à toi-même de n’avoir pas prévu qu’un tel homme commettrait une telle faute. La raison t’avait donné le moyen[3] de comprendre que [vraisemblablement] cet homme commettrait cette faute, mais tu l’as oublié et tu t’étonnes qu’il l’ait commise. C’est surtout lorsque tu reproches à quelqu’un son ingratitude ou son manque de foi qu’il faut faire ce retour sur toi-même. C’est évidemment ta faute ou d’avoir cru qu’un homme doué d’un tel caractère[4] garderait sa foi, ou, en lui rendant service, de l’avoir fait incomplètement et sans penser recueillir[5] immédiatement par ton action elle-même [tout] le fruit du bienfait. Que veux-tu de plus quand tu fais du bien à un homme ? Ne te suffit-il pas d’avoir agi conformément à ta nature, et cherches-tu à en tirer un salaire[6] ? C’est comme si l’œil voulait être récompensé d’y voir et les pieds de marcher. De même que ces organes ont été créés pour une certaine fonction, et qu’en la remplis-

  1. [Couat : « n’a jamais rien fait qui pût rendre ton âme pire qu’elle n’était. »]
  2. [Cf. supra, p. 140, note 2.]
  3. [Cf. supra, p. 184, note 1.]
  4. [Sur le sens de διάθεσις, cf. supra, p. 92, note 2, et p. 153, note 3.]
  5. [Voir les derniers mots de la pensée VII, 13. Peut-être faudrait-il, ici au lieu de μὴ καταληκτικῶς (« incomplètement »), écrire, comme en cet autre passage : καταληπτικῶς (« sans réfléchir ni comprendre »). — Couat : « et comme si tu ne recueillais pas immédiatement. »]
  6. [Cf. Sénèque, De Beneficiis, IV, 12 : quid reddat beneficium ?… si quicquam praeter ipsas (virtutes), ipsas non expetis.]