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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

bois. Chez les animaux doués de raison, il y a des gouvernements, des amitiés, des maisons, des associations et, pendant la guerre, des traités et des armistices. Parmi les êtres encore plus parfaits, et qui sont éloignés les uns des autres, il y a cependant une sorte d’unité, par exemple parmi les astres[1]. Ainsi, le progrès des êtres arrive à créer entre eux la sympathie, même quand ils sont séparés les uns des autres[2].

    plante… » Cette traduction de τὸ συναγωγὸν ἐν τῷ κρείττονι ἐπιτεινόμενον εὑρίσκετο pourrait, semble-t-il, s’appuyer sur l’expression ἡ ἐπὶ τὸ κρεῖττον ἐπανάϐασις qu’on trouvera plus loin, à condition qu’on l’interprétât comme M. Couat. Mais je doute que la préposition ἐν puisse remplir le rôle de κατὰ ou d’un simple accusatif de relation, et je m’en tiens à la version du premier manuscrit, qui rattache à εὑρίσκετο les mots έν τῷ κρείττονι, et les oppose, comme ένταῦθα, à ἐπὶ φυτῶν κτλ. — Sur la hiérarchie des êtres, cf. supra VI, 14, et les notes.]

  1. [Les astres (cf. VIII, 19) sont des dieux pour les Stoïciens.]
  2. [Couat : « Ainsi le désir de s’élever à un degré supérieur crée une sorte de sympathie même entre des êtres qui sont séparés les uns des autres. » — Le mot ἐπανάϐασις signifie « ascension, progrès », mais non « désir de s’élever » ; et rien, dans les phrases qui précèdent, n’implique l’idée d’un tel désir. Marc-Aurèle s’y arrête successivement aux divers degrés de l’échelle des êtres : plus il s’élève, plus il trouve développé l’instinct de sociabilité. C’est là tout ce qu’exprime la présente phrase. Seulement, au lieu d’écrire qu’« au progrès des êtres correspond le développement de la sympathie », Marc-Aurèle, préférant un tour plus hardi et plus rapide, a dit que « le progrès des êtres développait la sympathie ».

    Nous retrouvons ici, dans une acception nouvelle, un mot auquel Marc-Aurèle (V, 26, 4e note ; VII, 66, note finale rectifiée aux Addenda) a déjà donné deux sens bien distincts : l’un vulgaire, l’autre proprement stoïcien. Les Stoïciens prétendaient, au rapport de Sextus Empiricus, que la « sympathie » ne saurait exister qu’entre les parties d’une unité simple, non entre les unités d’un même total : je traduis ici très librement les motsἡνωμένα, συναπτόμενα, ἐκ διεστώτων, dont on trouvera une définition plus exacte dans une note (la 1re) à la pensée VII, 13. Voici, d’ailleurs, le texte de Sextus (adv. Math., IX, 80) : ἐπὶ μὲν τῶν ἐκ συναπτομένων ἢ διεστώτων οὐ συμπάσχει τὰ μέρη ἀλλήλοις·… ἐπὶ δὲ τῶν ἡνωμένων συμπάθειά τις ἔστιν. Cette première définition est illustrée par de clairs exemples : on disait dans l’École, ajoute Sextus, que le corps tout entier pâtit d’un doigt coupé, tandis que la mort de dix mille hommes dans une bataille n’atteint pas les soldats survivants.

    Or la « sympathie » dont il est question dans la présente pensée est toute différente de celle que nous venons de définir. Marc-Aurèle le reconnaît, en écrivant ici les trois mots καὶ ἐν διεστῶσιν (« quand même ils sont séparés »). Pourtant cette « sympathie » des âmes entre elles est naturelle et légitime. Marc-Aurèle n’est d’ailleurs pas seul à l’affirmer, et la démonstration qu’il en donne ne lui appartient pas en propre ; comme lui, tous les Stoïciens ont conçu la cité des intelligences. D’autres que lui ont même pensé que la « sympathie » pouvait rendre compte de faits très particuliers, et insolites. Ainsi, on lui demandait, dit Plutarque (Plac. phil., V, 12), d’expliquer la ressemblance de l’enfant avec une personne étrangère à la famille, ou avec une œuvre d’art : on disait dans ce cas que la pensée de la mère avait dû être touchée non certes par une « image » détachée d’ailleurs, mais par un « courant », un « rayon » droit et continu (ἀκτίς, cf. supra VIII, 57), qui, émanant de l’âme d’une autre personne ou du principe formel d’une statue ou d’un tableau, l’avait unie à cette forme, ou à cette âme ; et dans l’École cette union temporaire et accidentelle s’appelait encore « sympathie ».

    Comment les Stoïciens ont-ils pu concilier et désigner du même nom deux choses en apparence si différentes : l’union des parties d’un même vivant, l’union des intelligences ? Si l’on admet avec eux que l’univers n’est qu’un vivant, la définition