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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

en tout lieu et n’est pas moins à la portée de l’homme capable de se l’assimiler que l’aérienne[1] à la portée de celui qui peut la respirer.

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Pas plus que le vice en général ne fait de mal à l’univers, le vice d’un individu ne peut nuire à un autre. Il ne peut nuire, en effet, qu’à celui à qui a été donné le pouvoir de s’en délivrer dès qu’il le voudra[2].

56

Le libre arbitre[3] du voisin est indifférent au mien comme sa respiration et son corps. Car, bien que nous soyons précisément nés les uns pour les autres, nos principes dirigeants ont pourtant leur autonomie personnelle ; autrement le vice du voisin deviendrait mon propre mal. Dieu ne l’a pas voulu, afin qu’il ne fût au pouvoir d’aucun autre que je fusse malheureux.

57

Le soleil semble se répandre partout, et il est, en effet, répandu partout, mais sans s’écouler[4]. Cet épanchement est le résultat d’une tension. Aussi donne-t-on aux rayons du soleil

  1. [Couat : « que la masse de l’air. » — Il n’y a nulle raison de modifier devant l’adjectif qui traduit ἀερώδης, le substantif qu’on a écrit devant l’adjectif qui traduit νοερά : c’est le même en grec. Il faut interpréter littéralement cette pensée ; elle ne saurait étonner un lecteur accoutumé au matérialisme et au dynamisme stoïciens. D’une part, l’intelligence ou la raison est, pour Marc-Aurèle, en particulier, un élément distinct des quatre traditionnels : terre, eau, air et feu (supra IV, 4, note finale ; VI, 17, voir la note complétée aux Addenda ; infra IX, 9, 2e note) ; sa matière est celle même de l’éther, ou du feu « artiste », qui est à l’extrémité du cercle du monde, et qui enveloppe l’air et le feu moins pur. Nous avons vu d’autre part (IV, 21, 1re note, reportée à l’Appendice) les Stoïciens répartir en deux groupes les éléments : éléments actifs — l’âme du monde — et éléments inertes — le corps du monde. — L’air est déjà un élément actif ; il y a de l’air dans notre âme, au moins dans notre âme animale. C’est cette activité qu’exprime ici le mot δύναμις.]
  2. [Cf. supra V, 22, et la note, rectifiée aux Addenda ; VII, 22, et la note finale.]
  3. [Il est difficile de donner de τὸ προαιρετικὸν une traduction littérale. Ce nom est un de ceux (cf. IV, 22, fin de la note) par lesquels les Stoïciens ont désigné le « principe dirigeant ». La pensée ci-dessus nous présente, d’ailleurs, προαιρετικὸν et ἡγεμονικὸν comme synonymes. — La fonction du principe dirigeant que les Stoïciens nommaient προαίρεσις est définie par Stobée (Ecl., II, 164). Ils entendaient, nous dit-il, par αἴρεσις une volonté réfléchie (βούλησις ἐξ ἀναλογισμοῦ), et par προαίρεσις une αἴρεσις qui en précède une autre (αἴρεσις πρὸ αἱρέσεως), c’est-à-dire un dessein réfléchi et prémédité.]
  4. ἐκκέχυται. Ce mot est expliqué par la suite du raisonnement. Il ne s’agit pas d’épuisement, comme on l’a cru à tort, mais d’écoulement sans direction, pareil à celui d’une eau qui s’en va sur une pente. — [Cf. supra IV, 21, 3e note.]