Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/181

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

48

Souviens-toi que le principe dirigeant est invincible quand il se replie en lui-même et se suffit[1] à lui-même ; quand il ne fait pas ce qui lui déplaît, même [si sa résistance est] sans

    note à la pensée IV, 1 ; ou ἅξια) ; certaines, sans être mauvaises, sont à éviter (ἀποπροημένα ou ἀπάξια : cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 259). Au nombre de ces dernières, il faut compter la contrainte d’un homme de bien qui ne peut accomplir l’acte qu’il juge utile aux hommes. Au nombre des premières, non la mort, mais une belle mort (Stobée, Floril., VII, 24).

    Le mot ἅξιον, que nous trouvons ici même, nous rappelle toute cette théorie. Les mots ᾑ καὶ ὁ ἐνεργῶν ἀποθνῄσκει nous présentent le suicide comme une victoire. Nous pouvons préciser à l’aide de la pensée V, 29, et dire : une victoire de la liberté. C’est la pure doctrine de l’École. On se rappelle l’éloquent monologue que, dans le traité de la Providence (II, 9), Sénèque prête à Calon d’Utique : « Una manu latam libertati viam istud faciet… ; libertatem, quam patriae non potuit, Catoni dabit. » Si quelque chose distingue ici Sénèque de Marc-Aurèle, ce n’est que le ton dont ils ont exprimé les mêmes idées. Sans doute, quand je lis à la pensée V, 29 : « Il y a de la fumée, et je m’en vais : la belle affaire ! » je ne crois pas que ces mots, qui témoignent un tel dédain de la mort, déprécient en quoi que ce soit la mort volontaire. Mais il est certain que, pour parler du suicide, Marc-Aurèle ne s’est jamais mis en frais d’enthousiasme. C’est peut-être que le problème de la liberté n’avait pas pour lui le même intérêt dramatique (cf. infra XI, 20, note finale) que pour d’autres Stoïciens. C’est aussi qu’il n’a jamais eu à prévoir pour lui-même le suicide de Caton. Il n’en était pas moins homme à comprendre le mot héroïque du chef républicain lorsqu’il eut assuré le sort de ses amis et se fut fait apporter son épée : « Maintenant, je suis mon maître. »

    Mais le cas de Caton est rare ; c’est le premier qu’on pense à citer dans l’École quand on traite du suicide, celui sur lequel on n’hésite jamais. Il y eut des maîtres du Portique qui se donnèrent la mort à la suite d’accidents sans importance, et sans avoir, comme Caton, une grande cause à honorer. Zénon, lui-même, étant vieux, se pendit pour un doigt cassé. Or, les Stoïciens ont reconnu légitime et raisonnable (εὔλογος ἐξαγωγή) le suicide de leur fondateur. C’est qu’ils ont estimé que, dans sa sagesse, leur premier maître avait compté et pesé toutes les raisons contraires de mourir ou de demeurer ; ainsi l’on admettait qu’il avait dû considérer l’impossibilité matérielle de continuer à remplir tout son rôle d’homme, le peu de jours dont il tenait quitte le destin, l’heureuse occasion qui lui était offerte, peut-être la dernière, de partir librement, la vertu qu’il exerçait en renonçant à la vie. Mais le besoin de fuir la douleur physique n’avait certainement été pour rien dans son geste ; et il n’avait pas dû s’arrêter un instant à l’idée qu’en devançant l’heure fixée par Dieu il entreprenait sur sa toute-puissance ; les Stoïciens ont cru (cf. dans Sénèque le passage du De Providentia cité un peu plus haut) que rien ne devait plus réjouir les regards de Jupiter qu’une mort vraiment libre.

    On ne pouvait, certes, se proposer avec la même assurance l’exemple de Caton d’Utique et celui de Zénon. C’est que, les motifs qui déterminèrent celui-ci étant beaucoup moins éclatants, le calcul en devait être beaucoup plus délicat ; mal interprétés, ils pouvaient autoriser des morts volontaires qui eussent été déjà des lâchetés. Pour comprendre absolument le suicide philosophique de Zénon, il eût fallu pouvoir entrer dans son âme. Pour essayer seulement de le comprendre, et pour l’imiter, il faut une liberté d’esprit et une assurance de jugement singulières, « une raison exercée, » a dit Marc-Aurèle (III, 1). Ce mot ne s’applique évidemment pas au suicide que prévoit la présente pensée. Il faut en conclure que notre auteur admettait aussi le plus curieux, et, si l’on peut ainsi dire, le plus savant des suicides stoïciens : celui auquel on se résout dans les circonstances les plus banales par des raisons justes et bien déduites.]

  1. [Cf. VII, 28.]