Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Rappelle-toi ensuite que ni l’avenir ni le passé ne pèsent sur toi, mais seulement le présent. Or, il se rapetisse de plus en plus, si tu le réduis à sa vraie mesure, et si tu fais honte à ta pensée de ne pouvoir résister à ce rien[1].

37

Est-ce que Panthée ou Pergame sont encore maintenant assis auprès du tombeau de Vérus[2] ? Et Chéréas[3] ou Diotime auprès de celui d’Hadrien ? Supposition ridicule. Eh quoi ? S’ils y étaient assis, leurs maîtres s’en apercevraient-ils ? Et s’ils s’en apercevaient, en éprouveraient-ils du plaisir ? Et s’ils en éprouvaient du plaisir, les autres[4] seraient-ils immortels ? N’était-il pas prévu d’abord par le destin qu’à leur tour ils deviendraient l’une une vieille femme, l’autre un vieillard, et qu’ensuite ils mourraient ? Que devaient donc devenir les maîtres après la mort des serviteurs ? Ordure que tout cela, et pourriture dans un sac.

38

Si tu as la vue perçante, tâche d’avoir dans tes jugements les yeux les plus clairvoyants[5].

  1. [Cf. supra II, 14.]
  2. Le nom de Vérus a été restitué par Saumaise. [Nous avons déjà rencontré un peu plus haut (VIII, 25) le nom de Vérus à côté de celui de Diotime. Pergame était un des affranchis du premier ; Panthée, son affranchie et sa maîtresse. C’est elle qu’a célébrée Lucien dans les Portraits.]
  3. Au lieu de Χαυρίας ou Χαϐρίας, j’ai adopté la leçon Καιρέας, proposée par Reiske. [Chéréas ou Chabrias nous est d’ailleurs inconnu.]
  4. [Couat : « s’ils en éprouvaient du plaisir, seraient-ils pour cela immortels ? » — et, à la ligne suivante : « qu’à leur tour les affranchis deviendraient… » — En grec : ἕμελλον οὖτοι ἀθάνατοι εἷναι ; οὐ καὶ τούτουςM. Couat, qui a rigoureusement traduit τούτους, et, à l’avant-dernière phrase, ἐκεῖνοι et τούτων, semble n’avoir pas aperçu le premier pronom, οὖτοι. Peut-être aussi l’a-t-il supprimé délibérément, en considérant qu’ici comme en d’autres passages (cf. surtout IV, 21) Marc-Aurèle professait la doctrine de la survivance temporaire des âmes. Cette correction, si c’en est une, serait, d’ailleurs, assez arbitraire ; et je me demande si la suite des phrases n’est pas beaucoup plus naturelle dans le texte non corrigé. — Par les mots : « les autres seraient-ils immortels ? » entendez : « les autres pourraient-ils éternellement rester près du tombeau du maître ? et le plaisir de celui-ci éternellement durer ? »]
  5. Le texte de cette phrase est inintelligible. Depuis Saumaise jusqu’à Reiske, bien des corrections ont été proposées. L’altération du texte se trouve, à mon avis, dans les deux derniers mots. Je ne crois pas que κρίνων soit altéré ; l’auteur semble avoir opposé ici le regard des yeux à celui de la pensée. Pour obtenir ce sens, il suffirait de corriger φησί. Reiske a proposé φρεσί ; j’aimerai mieux ὅμμασι. Platon a employé l’expression ὅμμα ψυχῆς dans la République (533, D) : j’écrirais donc ὅμμασι σοφωτάτοις.