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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

donc pas de t’être utile à toi-même, en étant utile aux autres[1].

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La nature universelle s’est mise à créer le monde, et maintenant, ou bien tout ce qui se produit est la lointaine conséquence de son acte initial, ou bien il n’y a pas de raison dans les êtres, même supérieurs, que le principe dirigeant du monde se met à créer individuellement. Rappelle-toi cette vérité ; elle te rendra plus patient à l’égard de bien des choses[2].

Livre VIII

1

Voici qui doit encore te conduire au mépris de la vaine gloire. Tu ne peux plus faire que tu aies vécu toute ta vie en philosophe, du moins depuis ta jeunesse. Beaucoup d’autres

  1. [Cette pensée doit être rapprochée du texte suivant, que nous aurons, d’ailleurs, l’occasion (IX, 12, en note) d’expliquer lui-même : « Les Stoïciens, dit Stobée (Ecl., II, 188), pensent que quiconque oblige autrui s’oblige autant par cela même, et que seuls les gens de bien peuvent être utiles ou être aidés : car être utile, c’est retenir dans la vertu ; être aidé, c’est être mû par la vertu. »

    Πάντα τὸν ὁντινοῦν ὠφελοῦντα ἴσην ὠφέλειαν ἀπολαμϐάνειν νομίζουσι παρ´ αὐτὸ τοῦτο, μηδένα δὲ φαῦλον μήτε ὠφελεῖσθαι μήτε ὠφελεῖν· εἷναι γὰρ τὸ ὠφελεῖν ἴσχειν κατ´ ἀρετήν, καὶ τὸ ὠφελεῖσθαι κινεῖσθαι κατ´ ἀρετήν.]

  2. [Cette pensée, dont le texte, d’ailleurs, est bien établi, n’est pas, comme on pourrait le croire, en contradiction avec la plupart de celles où Marc-Aurèle explique l’origine et l’histoire du monde, mais en progrès sur elles. Sa doctrine sur la cosmogonie et la Providence a évolué. Trois séries de textes en marquent les divers moments :

    D’abord, si l’on met à part la conception atomiste, à laquelle il ne s’est jamais arrêté longtemps, il semble admettre également deux hypothèses (VI, 44 ; IX, 28 ; XII, 14) : ou bien le monde a été créé une fois pour toutes (les mots ἅπαξ et πάντως, qui ne sont pas exprimés ici, se trouvent respectivement dans les pensées VI, 44, et IX, 28) ; ou bien les êtres sont créés individuellement, successivement et comme au jour le jour. L’idée de ces créations successives est rendue par les mots ἐφ´ ἔκαστον ὁρμᾷ à la pensée IX, 28 ; ici, par les mots presque identiques ἐφ´ ἂ ποιεῖται ἰδίαν ὁρμήν. Dans le premier cas, tout ce qui existe actuellement résulte de l’évolution logique de la première forme du monde, et était déjà impliqué en elle ; tout a dû être réglé d’avance. C’est ce que Marc-Aurèle exprime en quatre passages (VI, 36 et 44 ; IX, 28, et ici) par les mots κατ´ ἐπακολούθησιν.

    Il y a des moments où l’auteur des Pensées est si indifférent entre ces deux hypothèses que non seulement il nous les présente en même temps, mais les oppose toutes deux — comme également plausibles — à une troisième qu’il réfute aussitôt ; il serait absurde de supposer, dit-il, qu’il y a des Dieux et qu’ils ne s’occupent pas du monde (VI, 44) ; autant vaut (IX, 28) admettre, au lieu de la Providence, le hasard et les atomes. — Or, ici, Marc-Aurèle fait une simplification nouvelle. Il choisit entre les deux hypothèses qui lui restaient ouvertes ; et c’est la seconde qu’il sacrifie. À l’article X, 5, il ne nous proposera plus qu’une seule explication du monde : ce sera le dernier mot de sa doctrine.

    Il paraît pourtant possible de sauver l’hypothèse d’une divinité s’intéressant