Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

15

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il faut que je sois homme de bien ; ainsi, l’or, ou l’émeraude, ou la pourpre pourrait répéter : quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, il faut que je sois émeraude et que je garde ma couleur.

16

Le principe dirigeant ne se fait pas obstacle à lui-même, j’entends qu’il ne se crée à lui-même ni crainte ni désir[1]. Si quelque autre peut l’effrayer ou l’affliger, qu’il le fasse. Par lui-même, en effet, et par son propre jugement, il ne donnera pas ce tour[2] à ses pensées.

Que mon corps cherche à ne pas souffrir[3], s’il le peut, et qu’il dise s’il souffre. Mais mon âme, qui est celle qui éprouve la crainte ou le chagrin, et à qui seule il appartient d’en juger, mon âme ne souffrira pas si elle[4] ne se pousse pas elle-même à juger qu’elle souffre.

  1. οὐ φοϐεῖ ἑαυτὸ εἰς ἐπιθυμίαν. Il est évident que cette proposition est incomplète et que le texte est altéré. On a proposé plusieurs corrections, entre autres οὐ λυπεῖ ἑαυτό, justifié par φοϐῆσαι ἢ λυπῆσαι, qui se trouvent à la ligne suivante. On voit, d’ailleurs, qu’il y a opposition entre φοϐεῖ et le verbe qui suit. Je ne vois pas pourquoi l’on ne conserverait pas ἐπιθυμίαν. La crainte et le désir sont toujours associés dans la morale stoïcienne. Je suppose donc que plusieurs mots sont tombés, tels que οὐκ ἄγει ἑαυτό.
  2. [Couat : « il ne s’abandonne pas à de telles impulsions. » — L’expression ἀγαθαὶ τροπαί, à la dernière ligne du livre V, l’emploi de τραπόμενος à la pensée III, 6 (ἐπ´ ἐκεῖνο ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς τραπόμενος), témoignent que τρέπεσθαι et τροπὴ peuvent exprimer l’état d’une âme tournée vers le bien. Cependant il est incontestable que, dans les Pensées, les orientations ou les directions de l’âme que désigne le mot τροπαὶ ne sont en général pas bonnes ; ce sont surtout des « déviations » de la droite ligne, et τροπή, à l’usage, est presque synonyme d’ἀπορτροφή. Par exemple, à la fin de l’article III, 7, où Marc-Aurèle nous recommande de ne pas « donner à nos pensées le tour qui n’est pas celui de la pensée d’un être raisonnable et sociable », par suite, comme j’ai cru pouvoir l’écrire, « de ne pas nous égarer en des pensées étrangères à l’être raisonnable ; » de même, à l’article VII, 58, où M. Couat entendait par ἀλλοτρίας τροπὰς les « agitations contraires à la nature » ; de même encore, au début de la pensée XI, 19, où sont énumérées les τροπαὶ dont il faut se garder.

    L’adverbe ὑποληπτικῶς, que je rencontre ici à côté de τρέπειν, s’explique aussi aisément qu’un peu plus haut (VII, 13) l’adverbe καταληπτικῶς à côté d’εὐφραίνει. Il suffit, de part et d’autre, de convertir la locution verbale en locution substantive (ici : ὑποληπτικὴ τροπή).]

  3. [Cf. VII, 14 ; VIII, 28 ; XII, 1, des expressions analogues. Toutes sont ironiques, puisqu’il est entendu (supra VI, 32) que « le corps ne peut s’intéresser à rien ». On a reconnu le même accent de défi ironique dans la seconde phrase du présent article.]
  4. οὺ γὰρ ἄξεις. Cette seconde personne est suspecte. Le texte des manuscrits donne ἔξεις, qui est évidemment altéré. On a corrigé ce mot de différentes manières. Je traduis comme s’il y avait εἰ μὴ μαράξει ἑαυτό, déjà proposé par Coraï.