Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
110
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

que par une simple qualité première ou nature[1], comme des

    réduit les dix κατηγορίαι d’Aristote à quatre γενικώτατα ou πρῶτα γένη : le substrat, ou l’objet donné, τὸ ὑποκείμενον ; la première détermination, ou qualité essentielle, τὸ ποιόν ; les déterminations secondes, modalités ou propriétés, τὸ πὼς ἕχον ; les qualités relatives, τὸ πρός τί πως ἕχον. C’est d’une tout autre analyse qu’il s’agit ici : non des « catégories » de la pensée, mais des « catégories » ou classes d’objets et d’êtres.]

  1. [Couat : « celle des objets dont l’existence consiste dans une habitude ou nature. » — « Habitude » est, en effet, le sens ordinaire d’ἔξις, mais pour d’autres que les Stoïciens. Pour ces derniers, ἔξις est à peu près synonyme de ποιότης. Ces mots désignent également l’unité et l’identité des êtres et des choses, le principe qui permet de les définir ; et nous savons (supra IV, 14, seconde note) que, pour atteindre ce principe, il faut non seulement analyser l’objet en matière subtile et active (la cause ou la forme, αἰτία) et en matière épaisse et inerte (ὔλη : supra IV, 21, note finale), mais éliminer de la cause ou forme elle-même certaines parties qui sont aussi instables que la matière inerte (V, 23). Seulement cette notion, ποιότης semble l’exprimer plutôt comme concept pur et unité abstraite ; ἔξις, uniquement comme réalité et même comme activité (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 96, note 2). La ποιότης (cf. la note précédente sur les catégories) serait donc surtout un principe logique ; l’ἔξις, un principe métaphysique. La nuance est très fine, si tant est que nous l’ayons bien aperçue ; d’ailleurs, les Stoïciens, au moins lorsqu’ils employaient ποιότης ne se sont pas fait faute de l’effacer. Si ces matérialistes ont pu dire que les ἔξις n’étaient pas autre chose que des souffles d’air, ἀέρας (Chrysippe, dans Plutarque, de Stoïc. repugn., 43), ils ont dû objectiver les ποιότητες pour les définir également (même texte, quelques lignes plus bas) des souffles, πνεύματα, « qui spécifient les parties de la matière où ils se trouvent et leur donnent figure. »

    Or, ces souffles (qu’on les nomme ἔξεις ou ποιότητες) sont plus ou moins secs, chauds et ténus. Suivant leur fraîcheur ou leur densité, ils forment des corps différents : choses inanimées, plantes, animaux, hommes, et reçoivent des noms spéciaux. Dans les choses, — dans « les pierres et dans le bois mort », — ils s’appelleront simplement ἔξεις ou ψιλαὶ ἔξεις (« pures et simples » ἔξεις : Sextus Empiricus, adv. Math., IX, 81), bien que les autres « souffles » dont on va parler soient encore des ἔξεις. C’est ainsi qu’on nomme « matière » ce qu’on oppose au principe efficient, sans que pourtant celui-ci soit immatériel ; dans les deux cas, il n’est ni utile ni aisé de trouver une dénomination plus précise. — Plus sèche, plus chaude et plus ténue que cette ἔξις rudimentaire, la « nature » (φύσις) est le principe qui forme, développe et définit la plante, — « les figuiers, les vignes, les oliviers » dont parle Marc-Aurèle. À vrai dire, ces deux degrés inférieurs de la hiérarchie des déterminations premières — d’où nous pourrons déduire la hiérarchie des êtres — sont moins nettement distingués ici que les degrés suivants : dans une autre pensée (VI, 22), qui établit à peu près la même hiérarchie entre les objets et les vivants, nous verrons même qu’ils ne font plus qu’un. Par là, Marc-Aurèle modifie — ou simplifie — légèrement la doctrine traditionnelle que nous permettent de reconstituer entre autres un texte de Plutarque (Virt. mor., 12) : καθόλου δὲ τῶν ὄντων… φασὶς… ὄτι τὰ μὲν ἔξει διοικεῖται, τὰ δὲ φύσει, τὰ δὲ ἀλόγῳ ψυχῇ, τὰ δὲ καὶ λόγον ἐχούσῃ καὶ δίάνοιαν, — et le passage de Sextus Empiricus (adv. Mathem., IX, 81) que j’invoquais tout à l’heure : τὰ μὲν ὑπὸ ψιλῆς ἕξεως συνέχεται, τὰ δὲ ὑπὸ φύσεως, τὰ δὲ ὑπὸ ψυχῆς· καὶ ἔξεως μὲν ὡς λίθοι καὶ ξύλα, φύσεως δὲ καθάπερ τὰ φυτά, ψυχῆς δὲ τὰ ζῷα. Ce dernier texte interrompt avant la fin l’énumération que Marc-Aurèle simplifie au début ; sauf cette divergence, il est intéressant d’observer, de part et d’autre, non seulement l’identité des termes de la gradation (ἕξις, φύσις, ψυχή), mais celle des exemples invoqués.

    Revenons à la définition de la « nature ». Au rapport de Plutarque (de Stoïc. repugn., 41), Chrysippe soutenait que l’enfant vit, dans le ventre de sa mère, d’une vie végétative. Ce n’est donc encore qu’une « nature » qui l’anime (φύσει τρέφεσθαι). « Dès qu’il est né, l’air extérieur refroidit et trempe ce souffle et, par suite de ce changement, l’embryon devient animal. » Il y a, d’ailleurs, une contradiction, qui n’a pas échappé à Plutarque, entre cette explication de l’origine de notre âme et une autre assertion du même Chrysippe (ibid.), considérant « l’âme comme un souffle