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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

et Providence. Dans le premier cas, pourquoi désirerais-je m’attarder dans un pareil désordre, produit du hasard ? Quel autre souci aurais-je que de savoir « comment un jour je deviendrai de la terre »[1] ? Pourquoi me troubler ? Quoi que je fasse, le moment de la dispersion viendra pour moi. — Mais, dans l’autre cas, je vénère l’ordre des choses, je demeure ferme et plein de confiance dans celui qui le dirige.

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Quand tu ne peux empêcher les choses qui t’entourent de rompre pour ainsi dire le rythme[2] de ta vie morale, rentre vite en toi-même et ne te laisse pas pousser hors de la mesure plus qu’il n’est nécessaire ; tu seras plus maître de conserver l’harmonie intérieure si tu ne cesses pas d’y revenir[3].

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Si tu avais à la fois ta belle-mère et ta mère, tu aurais des soins pour la première, mais tu reviendrais sans cesse à ta

  1. [Citation d’un poète inconnu.]
  2. [Couat : « quand les circonstances te bouleversent (var. : « te désaccordent ») pour ainsi dire par force… » — Le verbe ταράττεσθαι semble plutôt convenir à la musique qu’à l’instrument. Cf. la note suivante.]
  3. [La vie morale est ici comparée à une harmonie ; les mots διαταραχθῆναι, ῥυθμοῦ, ἁρμονίας maintiennent la comparaison de la première à la dernière ligne de la pensée. Nous sommes non seulement l’instrument de cette harmonie, mais le musicien qui la règle, à qui il appartient, sinon de la conserver, du moins de la ressaisir toujours. Cf. infra XI, 16 : ἐξόν, κἄν που λάθῃ, εὐθὺς ἐξαλεῖψαι. Mais ici notre auteur n’écrit même plus κἄν που λάθῃ) : il admet des cas où nous ne serions plus du tout les maîtres (ὄταν ἀναγκασθῇς) des mouvements de notre âme. Après l’adhésion qu’il a donnée (supra II, 10) à la doctrine péripatéticienne de l’inégalité des fautes, voici sans doute la concession la plus significative qu’ait pu faire le Stoïcisme de Marc-Aurèle au sens commun et à la vérité. Lorsque, un peu plus haut (V. 26), dans la même pensée où il semblait se refuser à admettre, comme les autres stoïciens, la sensation parmi les états d’âme, il avouait cependant qu’une certaine « sympathie » fait connaître à la pensée la sensation que subit le corps, et que cette dernière « est naturelle », et qu’« il ne faut pas s’y opposer », il avait déjà fait fléchir son dogme altier : Τὰ πράγματα οὐχ ἄπτεται τῆς ψυχῆς, — « les choses… ne touchent point l’âme » (IV, 3, avant-dernière note ; V, 19). Ici, il le contredit résolument : ὄταν ἀναγκασθῇς

    Mais si le dogme risque, à toute heure de la vie, d’être ainsi infirmé dans la pratique, il n’en reste pas moins l’expression d’un état idéal de quiétude, de liberté et de vertu. À ce titre, il est nécessaire de l’affirmer, comme il est utile de délibérer sur le sage et les merveilleux privilèges de la sagesse. Il y a, d’ailleurs, à la fin de la présente pensée, deux mots qui semblent concilier le dogme et la vie : le comparatif « plus maître » et le futur « tu seras ». Celle conciliation est encore du Stoïcisme, si la substitution de la théorie des « progrès » — προκοπαὶ — à celle de la sagesse (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 270 sqq.) est encore du Stoïcisme. Si la vie est une harmonie, il y a un art de vivre (IV, 31 ; VII, 61, etc.), et cet art, comme un autre, exige un apprentissage.]