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il ne faut pas essayer de s’opposer à la sensation[1], qui est naturelle, mais il ne faut pas non plus que le principe direc-

  1. [Il ressort du présent texte sinon une théorie, du moins une définition de la sensation qui semble assez différente de celle qu’on peut tirer du reste des Pensées, et qui n’est pourtant pas non plus celle que d’autres auteurs attribuent aux Stoïciens. J’y verrais volontiers un compromis entre les deux.

    Si l’on veut négliger pour un moment le présent article, le recueil de Marc-Aurèle nous offre de la sensation une théorie simplifiée à l’extrême. La sensation est expressément attribuée au corps à la première pensée du livre XII, et surtout à la dernière du livre III, où l’auteur a voulu faire la part du corps et celle de l’âme dans la vie de l’animal, — la part du corps et celle de la raison dans la vie de l’homme. Il ne semble donc pas que Marc-Aurèle ait jamais fait la distinction des αἰσθήσεις et des aw (VII, 55) ou αἰσθητικαὶ πείσεις (III, 6). L’identification des unes et des autres ne nous est même pas interdite par un texte, d’ailleurs isolé, qui attribue la sensation au « souffle » ou au « principe vital » (IV, 3 : λείως ἢ τραχέως κινουμένῳ πνεύματι) : car ce texte même (cf. encore V, 33, note finale) unit le souffle au corps et l’oppose à l’âme ; et il nous est loisible de supposer ou bien que les « mouvements » qui constituent les sensations se propagent jusque dans l’âme animale (πνεῦμα ?), mais meurent au seuil de la raison, — ou bien que Marc-Aurèle admettait déjà comme un sixième sens le sens vital.

    Or, cette doctrine de l’auteur des Pensées — dont la formule dernière se trouve peut-être à l’article VI, 28 (voir la note) — ne s’accorde guère avec les témoignages très précis qui nous ont conservé la tradition de l’École. Selon Plutarque (Plac. phil., IV, 23), les Stoïciens distinguaient l’αἴσθησις des σωματικὰ πάθη, — qu’il est difficile de ne pas assimiler aux πείσεις dont Marc-Aurèle a parlé ici. À la différence des Épicuriens, qui rapportaient au corps la sensation elle-même, — et dont notre auteur aurait ainsi adopté l’opinion, — les Stoïciens l’attribuaient, dit Plutarque, au principe directeur : ce premier témoignage est confirmé d’abord par une définition de l’âme comme « exhalaison du sang capable de sensation » (αἰσθητικὴν ἀναθυμίασιν : Pseudo-Plutarque, Vie d’Homère, 127 ; cf. infra V, 33, 3e note), qui remonte peut-être à Zénon lui-même ; puis par les textes qui énumèrent les huit parties ou facultés que les Stoïciens distinguaient en l’âme : principe directeur, raison séminale, parole et cinq sens (cf. Plutarque, Plac. phil., IV, 4 ; ibid., IV, 21 ; Diogène, VII, 110 et 157 ; Stobée, Ecl., I, 836) ; enfin par les définitions des cinq sens qui avaient cours dans l’École et nous ont été conservées : ce seraient des « souffles ignés », et plus subtils encore, « raisonnables, » πνεύματα νοερά (cf. supra IV, 4, note finale), « allant du principe directeur aux organes » sensoriels (Plutarque, Plac. phil., IV, 8).

    Ici, ce que Marc-Aurèle nomme la « sensation », et à quoi il dit qu’il ne faut pas s’opposer, doit être autre chose qu’un état du corps : car il n’est que légitime de lutter, par exemple, contre la maladie. C’est, nous dit-on, la perception (?) — τὸ ἀναδίδοσθαι — de cet état par l’intelligence. Par là, la « sensation » devient donc un fait psychique ; mais toute la réalité qu’elle exprime est hors de l’âme. Le plaisir et la douleur physiques, c’est-à-dire ce que nous considérons comme la sensation, ne sont pour Marc-Aurèle que des « mouvements de la chair » ; l’âme n’est qu’avertie de ces mouvements, non ébranlée par eux. Et comment avertie ? Il n’est plus besoin d’imaginer ici, comme pour expliquer la représentation des choses extérieures (φαντασία, τύπωσις φανταστική), dont le nom et l’idée même sont absents de cet article, une impression (supra III, 16, 5e note) analogue à celle d’un cachet sur une cire molle. L’union et la solidarité du corps et de la pensée, celle-ci nourrie par celui-là, celui-là animé par celle-ci, doivent suffire à expliquer la conscience que nous avons de nos plaisirs et de nos douleurs : ce qui modifie le corps, en effet, modifie le sang et les vapeurs du sang, dont s’alimente la flamme intérieure ; et nous pouvons ici supposer qu’à la seule façon dont l’âme a conscience d’exercer son action sur le corps, elle s’aperçoit des modifications (ἑτεροιώσεις, IV, 39, aux Addenda) qu’il éprouve.

    En définitive, le mot αἴσθησις comporte un double sens dans les Pensées, et il est présumable qu’ici seulement Marc-Aurèle l’a employé avec une précision rigoureuse. Mais l’ambiguïté du mot ne saurait porter la moindre atteinte à l’unité de la théorie.]