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LIVRE XII, § IV.

IV

Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l’opinion des autres[1]. Si un Dieu veillant sur nous, ou un maître plein de sagesse, nous prescrivait de ne concevoir aucune pensée, de ne faire aucune réflexion sans l’exprimer à l’instant même où nous l’aurions dans l’esprit, nous serions incapables de supporter cette contrainte un seul jour. Tant il est vrai que nous respectons[2] l’opinion que les autres se font de nous, bien plutôt que l’opinion que nous en avons nous-mêmes !

  1. Que de l’opinion des autres. C’est une réflexion qui a frappé aussi Pascal, et il explique cette apparente contradiction, dans ses Pensées, article 1, § 5 : « Il estime si grande la raison de l’homme que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde. » Mais Pascal ne compare pas, comme Marc-Aurèle, l’opinion qu’on a de soi à l’opinion qu’en ont les autres.
  2. Nous respectons. Il y a bien là aussi quelque sentiment de crainte, quand l’âme n’est pas très-ferme.