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LIVRE V, § XXXII.
énergiquement ; souviens-toi que l’histoire de ta vie est déjà pleine et que ton service est accompli ; compte toutes les belles choses que tu as vues, tous les plaisirs et toutes les peines que tu as surmontées en les bravant, toutes les distinctions que tu as dédaignées, et aussi tous les ingrats[1] que tu as comblés de tes bienfaits.

XXXII

Comment des âmes incultes et ignorantes peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée[2] ? Mais qu’est-ce qu’une âme savante et cultivée ? C’est celle qui comprend le principe et

    Aurèle emprunte les mots dont il se sert ici à Homère, en les appropriant d’ailleurs à sa pensée et au tour de sa phrase. Voir l’Odyssée, chant IV, vers 690. Quant à la pensée elle-même, elle se retrouve aussi développée tout au long dans le Criton, de Platon, pp. 142 et 143, de la traduction de M. V. Cousin. Socrate établit comme un principe inébranlable qu’il ne faut jamais faire mal sous quelque prétexte que ce puisse être, même au prix de la vie.

  1. Et aussi tous tes ingrats. Je crois qu’il est mieux de laisser ce genre de souvenirs dans l’oubli. Penser aux ingrats qu’on a faits, ce serait peut-être se donner bien inutilement, ou de la vanité, ou des chagrins.
  2. Peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée ? Il semble que cette réflexion peut répondre à celle qui termine le paragraphe précédent. L’ingratitude est tout à la fois une ignorance et une grossièreté. Comment pourrait-elle avoir tant d’influence sur le sage, qui sait clairement pourquoi il a rendu service à ceux qui oublient ses bienfaits, et qui doit être assez maître de lui-même pour ne pas sentir de telles blessures ?