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G L I après vingt ans l'homme n'est plus poète et après quarante ans l'homme n'est plus mémorialiste.

L'homme de quarante ans est juste assez engagé encore sinon dans sa jeunesse du moins dans la mémoire immé- diate de sa jeunesse pour y être encore, pour en être encore, pour être encore dedans. Et pour savoir qu'il n'en est plus, qu'il n'y est plus et qu'il est après et qu'il n'en sera plus jamais. Lui-même il sent qu'il va deve- nir historien et en lui-même il fait ses adieux à la mémoire et à ce qui était antérieur à l'histoire et à ce qui lui demeure intérieur. Il ne se demande plus, il sait ce que c'est, puisque c'est fini.

L'homme ensuite redevient très gai. Heureusement. La vie est déjà insoutenable quand on est « très gai ». Que serait-ce si en outre on était mélancolique. Rien n'est gai comme un historien. D'ailleurs il est constant que rien n'est gai comme un fossoyeur. Et c'est le même métier. Rien n'est gai comme le vieillard qui évoque ses souvenirs. Mais l'homme de quarante ans n'évoque pas ses souvenirs. Il invoque sa mémoire.

C'est pour cela, dit-elle, qu'il y a si peu de chroni- queurs et de mémorialistes, dignes de ce nom. Depuis Joinville combien en comptons-nous?

Il y a aussi peu de mémorialiste qu'il y a peu de poètes et pour les mêmes raisons, je veux dire pour des raisons parallèles, pour des raisons de même ordre et de même forme, de même mode, de même procédé, décalées seulement de l'une sur l'autre, d'un plan sur l'autre. L'homme qui est poète à vingt ans n'est pas

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