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ŒUVRES DE PROSE

unique ; un peuple, et notamment nommément ce peuple-ci, qui est d’un prix unique ; ce vieux peuple ; un peuple n’a pas le droit, et le premier devoir, le devoir étroit d’un peuple est de ne pas exposer tout cela, de ne pas s’exposer pour un homme, quel qu’il soit, quelque légitimes que soient ses intérêts ou ses droits. Quelque sacrés même. Un peuple n’a jamais le droit. On ne perd point une cité, un cité ne se perd point pour un (seul) citoyen. C’était le langage même et du véritable civisme et de la sagesse, c’était la sagesse même, la sagesse antique. C’était le langage de la raison. À ce point de vue il était évident que Dreyfus devait se dévouer pour la France ; non pas seulement pour le repos de la France mais pour le salut même de la France, qu’il exposait. Et s’il ne voulait pas se dévouer lui-même, dans le besoin on devait le dévouer. Et nous que disions-nous. Nous disions une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d’honneur, à déshonorer tout un peuple. C’est un point de gangrène, qui corrompt tout le corps. Ce que nous défendons, ce n’est pas seulement notre honneur. Ce n’est pas seulement l’honneur de tout notre peuple, dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, tout l’honneur historique de toute notre race, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants. Et plus nous avons de passé,