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l’objet et l’entreprise, partant déjà il nous disait s’en allant : Quelle affaire, quel désastre. Quand on pense à tout ce qui pouvait sortir de bien de cette affaire-là pour la France. Et en effet on ne savait plus si c’était Dreyfus ou l’affaire Dreyfus qui était malheureuse, qui était fatale, qui était mal douée pour le bonheur, incapable de bonheur, marquée de la fatalité. Car c’étaient bien tous les deux ensemble, inséparablement, inséparément, indivisément, indivisiblement, l’un portant l’autre, l’une dans l’autre. Et déjà il partait, (il était venu acheter une Antoinette, dans l’édition des cahiers), et nous nous serrions la main, repartant vers nos travaux différents, vers nos soucis différents, vers nos préoccupations différentes. Et nous nous serrions bien la main comme à un enterrement. Nous étions les parents du défunt. Et même les parents pauvres.

La plus grande fatalité, c’est précisément que cet homme ait été cette affaire, qu’il ait été jeté irrévocablement dans l’action publique, et même la plus publique. Il avait peut-être toutes les vertus privées. Il aurait fait sans doute un si bon homme d’affaires. Qu’est-ce qu’il est allé faire capitaine. Qu’est-ce qu’il est allé faire dans les bureaux de l’État-Major. Là est la fatalité. Qu’est-ce qu’il est allé faire dans une réputation, dans une célébrité, dans une gloire mondiale. Victime malgré lui, héros malgré lui, martyr malgré lui. Glorieux malgré lui il a trahi sa gloire. Là est la fatalité. Invitus invitam adeptus gloriam. Parce qu’il était devenu capitaine, parce qu’il était entré dans les