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nelle ; que je n’ai jamais retrouvée égale nulle part ailleurs. J’ai encore sur moi, dans mes yeux, l’éternelle bonté de ce regard infiniment doux, cette bonté non pas lancée, mais posée, renseignée. Infiniment désabusée ; infiniment renseignée ; infiniment insurmontable elle-même. Je le vois encore dans son lit, cet athée ruisselant de la parole de Dieu. Dans la mort même tout le poids de son peuple lui pesait aux épaules. Il ne fallait point lui dire qu’il n’en était point responsable. Je n’ai jamais vu un homme ainsi chargé, aussi chargé d’une charge, d’une responsabilité éternelle. Comme nous sommes, comme nous nous sentons chargés de nos enfants, de nos propres enfants dans notre propre famille, tout autant, exactement autant, exactement ainsi il se sentait chargé de son peuple. Dans les souffrances les plus atroces il n’avait qu’un souci : que ses Juifs de Roumanie ne fussent point omis artificieusement, pour faire réussir le mouvement, dans ce mouvement de réprobation que quelques publicistes européens entreprenaient alors contre les excès des persécutions orientales. Je le vois dans son lit. On montait jusqu’à cette rue de Florence ; si rive droite, pour nous, si loin du quartier. Les autobus ne marchaient pas encore. On montait par la rue de Rome, ou par la rue d’Amsterdam, cour de Rome ou cour d’Amsterdam, je ne sais plus laquelle des deux se nomme laquelle, jusqu’à ce carrefour montant que je vois encore. Cette maison riche, pour le temps, où il vivait pauvre. Il s’excusait de son loyer, disant : J’ai un bail énorme sur le dos. Je ne sais pas si je pourrai sous-louer comme je le voudrais. Quand j’ai pris cet appartement-là, je croyais que je ferais un grand journal et qu’on travaillerait ici.