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un véritable bonheur ne peut pas même se produire dans la misère ; il y devient aussitôt misère lui-même et malheur ; il ne s’agit donc pas d’établir un bilan de la vie individuelle où bonheur et misère seraient équilibrés ; même si on réussissait à établir ce bilan, c’est en vain que les éléments de bonheur surpasseraient les éléments de misère, car les éléments de bonheur n’atteignent pas les éléments de misère, et les éléments de misère atteignent les éléments de bonheur ; mais on ne peut pas même établir ce bilan, parce que les éléments de bonheur et les éléments de misère ne sont pas du même ordre ; et l’on ne peut pas comparer ce qui n’est pas du même ordre. Pour une vie individuelle, à l’égard de la misère, tant qu’on n’a pas fait tout, on n’a rien fait.

Ceux qui n’ont pas connu la misère peuvent s’imaginer loyalement et logiquement que dans la vie de la société les vies individuelles assurées et les vies individuelles de misère sont des unités du même ordre, qu’elles reçoivent le même compte, qu’elles peuvent donc s’opposer, s’équilibrer, se balancer ; nous savons qu’il n’en est rien ; les vies de misère peuvent avoir ou n’avoir pas de retentissement individuel sur les vies assurées ; il reste que la misère des vies individuelles a un retentissement sur toute la vie sociale, sur la société, sur l’humanité ; une cité assurée de tous les côtés moins un n’est pas une cité ; un véritable malheur individuel, une véritable misère individuelle empoisonne toute une cité ; une cité n’est pas fondée tant qu’elle admet une misère individuelle, quand même l’individu intéressé y consentirait ; un tel consentement, un tel renoncement, recommandé dans la morale de la