Page:Peguy oeuvres completes 02.djvu/116

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’innocent serait jamais réalisée. Zola ne bougea pas ; « Mais puisque nous avons raison ! » répétait-il assis dans les bureaux de l’Aurore. Il écrivit le lendemain sa Lettre au Président de la République. Elle parut le surlendemain jeudi matin. Ce fut la révélation du protagoniste. Il y eut un sursaut. La bataille pouvait recommencer. Toute la journée dans Paris les camelots à la voix éraillée crièrent l’Aurore, coururent avec l’Aurore en gros paquets sous le bras, distribuèrent l’Aurore aux acheteurs empressés. Ce beau nom de journal, rebelle aux enrouements, planait comme une clameur sur la fiévreuse activité des rues. Le choc donné fut si extraordinaire que Paris faillit se retourner.

Pendant plusieurs jours il y eut comme une oscillation de Paris. J’allai voir Émile Zola, non par curiosité vaine. Je le trouvai dans son hôtel, rue de Bruxelles, 21 bis, dans sa maison de bourgeois cossu, de grand bourgeois honnête. Je ne l’avais jamais vu. L’heure était redoutable et je voulais avoir, de l’homme qui prenait l’affaire sur son dos, cette impression du face à face que rien ne peut remplacer. L’homme que je trouvai n’était pas un bourgeois, mais un paysan noir, vieilli, gris, aux traits tirés, et retirés vers le dedans, un laboureur de livres, un aligneur de sillons, un solide, un robuste, un entêté, aux épaules rondes et fortes comme une voûte romaine, assez petit et peu volumineux, comme les paysans du Centre. C’était un paysan qui était sorti de sa maison parce qu’il avait entendu passer le coche. Il avait des paysans ce que sans doute ils ont de plus beau, cet air égal, cette égalité plus invincible que la perpétuité de la terre. Il était trapu. Il était fatigué. Il avait une assurance coutumière,