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Et comme j’avais appris de long temps, — et dans le service militaire, et dans un certain nombre de services non militaires, — à taire les mouvements de mon esprit et les sentiments de mon âme, rien dans le son de ma voix, ni dans l’inflexion de ma phrase, ni dans le regard de mes yeux, ni dans le geste habituel de ma main tendue pour saisir le papier blanc glacé transparent gras de charcuterie graisseux, rien ne trahit le prodigieux voyage de retour que je dus faire instantanément pour m’en revenir des pays d’enchantement et de jeunesse non renouvelable où ma mémoire m’avait transporté.

J’étais donc assis au bord de ce ruisseau commun de Brie, sur la courte berge penchée, dans l’herbe trempée souillée vaseuse ; autour de moi mes camarades mangeaient ; et parmi eux comme eux avec eux je mangeais ; car pendant tout le temps que ma mémoire m’avait tenu transporté dans le pays de ma jeunesse et dans l’âge de mon enchantement, je n’avais pas cessé un seul instant de manger parmi mes camarades ; je n’avais pas cessé un seul instant d’être un sous-lieutenant de réserve qui mangeait comme il pouvait sous la pluie épaisse et fatigante ; assis, couchés, vautrés autour de moi mes camarades mangeaient ; aucun d’eux n’avait bougé, comme j’en eus soudain l’assurance par une singulière et curieuse reconnaissance rétrospective, aucun d’eux n’avait bougé à ce nom de la Voulzie.

Ainsi pendant que ma mémoire m’avait transporté dans le pays d’enchantement, en même temps elle entendait, enregistrait et conservait tout ce qui se passait dans le pays de la réalité. J’avais été vraiment double. J’avais été un homme qui revit dans le temps non renouvelable de sa jeunesse ; et dans le même