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brèche à son budget. — Gratchef vivait de choucroute, d’oignons, de pain et d’un peu de thé dont il me donnait régulièrement une part. Les pommes apparurent au matin comme il me l’avait promis.

En buvant son thé, Gratchef me racontait d’ordinaire la triste et longue épopée de sa vie : comment on l’avait enrôlé, comment on l’avait battu partout, pour tout et toujours… Il parlait de lui-même comme s’il s’agissait d’une tierce personne, comme s’il n’avait jamais ressenti aucune douleur quand on l’avait maltraité moralement et physiquement, comme si tous ses malheurs rentraient dans un ordre de choses immuable, qui devait être et rester ce qu’il était. Quelquefois Gratchef interrompait brusquement sa narration et s’enfuyait en entendant sonner dans l’escalier les éperons de l’officier de service ; d’après le règlement aucun détenu n’avait le droit d’entrer chez moi. C’était le staroj qui aurait dû me soigner, mais il avait bien autre chose à faire que de s’occuper d’un détenu qui n’avait pas un sou vaillant en poche. C’était par bonté de cœur que Gratchef s’était institué ma garde-malade. Comme détenu de la salle commune, il avait le droit de promenade dans le préau pendant une demi-heure tous les jours. Il rentrait après cela tout gai, tout ragaillardi.

— Oh ! qu’il ferait de bon labourer un brin maintenant ; ma parole ! c’est ça qui me ferait du bien ; je me passerais de leur iodure de potassium pour guérir… disait-il alors en me montrant sa potion. Gratchef n’avait aucune confiance dans la médecine et ne prenait rien de ce que lui ordonnait le docteur de la prison. Je lui conseillais en vain d’obéir au docteur, il n’en voulait rien faire.