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LA GRANGE-BATELIÈRE

Il n’en est pas moins vrai que Mathurine, laquelle n’avait jamais bien regardé un homme en face, se surprit à lancer à la dérobée des œillades à frère Passepoil qui n’en pouvait mais, trop préoccupé qu’il était des charmes de la Paillarde.

Or, elle connaissait la jalousie de sa maîtresse. Elle savait aussi que quand celle-ci avait jeté son dévolu sur quelqu’un, il n’eût pas fait bon marcher sur ses brisées.

Elle jugea donc prudent de ne rien laisser transpirer du sentiment qui l’envahissait malgré elle et ne fut pas la moins inquiète le soir où le malandrin avança que les prévôts pouvaient bien avoir été tués, ou tout au moins blessés.

Quand elle les vit revenir le lendemain, un éclair de joie brilla dans ses yeux. Elle sut l’éteindre aussitôt et garder sa contenance habituelle. Elle y réussit si bien qu’à la voir aller et venir dans la salle, nul n’eût pu soupçonner la jalousie qui la torturait à l’aspect de l’hôtelière prodiguant à Passepoil ses amabilités.

Elle était déjà assez au courant des us et coutumes de la maison pour connaître le but poursuivi par sa patronne. Bien que le cœur lui saignât de voir que Passepoil allait être dépouillé tout doucement et par persuasion de ses beaux écus sonnants et trébuchants, elle savait que, de ce fait, il ne courait pas d’autre danger.

Toutefois, avec cette intuition qu’ont les femmes en de certaines circonstances, elle n’était pas loin de supposer qu’Yves de Jugan et Raphaël Pinto ne s’empressaient autant auprès des prévôts qu’avec une pensée de derrière la tête.

Les fréquentes sorties du premier la veille, sa disparition ce soir même à la recherche d’une prétendue bouteille, — histoire dont elle avait deviné la supercherie, — avaient mis l’esprit de Mathurine en éveil.

C’était elle, ce quelqu’un qui s’était attaché aux pas du jeune Breton allant à l’ordre chez Crèvepanse.

La femme, même la moins adroite, passe maîtresse en finasserie dès qu’elle veut s’en donner la peine. Or, Mathurine n’avait eu que peu de mal à surprendre toute la conversation de Gauthier Gendry et de son sous-ordre, après avoir suivi ce dernier au sortir du Trou-Punais et s’être dissimulée le long de la route, derrière les pans de murailles, les buissons et les clôtures.

Maintenant, sa religion était suffisamment éclairée sur les sentiments des jouvenceaux et de leurs complices du cabaret voisin, et elle se mettait martel en tête, cherchant un moyen pratique de mettre des bâtons dans leurs roues pour réduire leurs projets à néant.

Sa première réflexion lui démontra qu’elle serait d’un bien maigre secours à Cocardasse et à Passepoil si elle ne parvenait à mettre ceux-ci en garde. Mais passer de la théorie à la pratique devenait plus difficultueux, le Normand semblant vissé aux côtes de la Paillarde…

D’autre part, il fallait agir à l’insu de Jugan et de Pinto et Mathurine n’en voyait la possibilité que si les événements venaient à son aide…

Le jeu commença.

Bien que le verre de Cocardasse fût toujours consciencieusement rempli par les jeunes gens qui l’incitaient à boire, et non moins consciencieusement vidé par le Gascon, celui-ci ne paraissait pas devoir être ivre, avant longtemps.