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LA GRANGE-BATELIÈRE

Avec beaucoup de précautions, elle l’aida à se lever, lui fit traverser le chemin en la soutenant par le bras et l’introduisit dans l’auberge.

— Allez, vous autres, dit-elle, donnez à souper à cette jeunesse. Demain, quand elle aura dormi son saoul, vous lui mettrez le balai ou la casserole en main et j’ai idée qu’elle abattra de la besogne. Toi, ma fille, bois et mange : c’est heureux pour toi que tu te sois arrêtée juste en face de ma maison… À propos, comment t’appelles-tu ?

— Mathurine…

Toutes les servantes conçurent une grande admiration pour la nouvelle venue en lui voyant engloutir avec aisance les nombreuses victuailles qui lui furent servies. La Paillarde n’était pas à y regarder ; elle se rendait compte que les bras fonctionneraient aussi bien que la mâchoire et que la nourriture lui serait dix fois payée en travail. Aussi la poussait-elle à se restaurer amplement, tandis que la recrue regardait autour d’elle de cet air béat des vaches repues et dont on caresse le mufle.

Elle n’avait pas le moins du monde la mine effarouchée, heureuse qu’elle était de ne voir autour d’elle que des femmes et se demandant cependant pourquoi il y avait tant de servantes pour une seule maîtresse.

Pourtant les maritornes ne semblaient pas regarder cette intruse d’un bon œil. Dans les circonstances particulières où elles se trouvaient, une belle fille plus jeune, plus fraîche et plus jolie qu’elles ne pouvait que devenir une rivale dangereuse.

Mathurine, il est vrai, possédait un de ces airs naïfs qui ne trompent pas, et son regard innocent démontrait par avance l’inanité de ces craintes. À parler franc, elles pouvaient cependant s’émotionner, car, dans un tel milieu, la gauche campagnarde pouvait fort bien être tentée de changer d’esprit et cela dans un délai assez restreint. Aussi, n’y avait-il guère autour d’elle que des regards hostiles, que des chuchotements où la jalousie avait la plus grande part.

La présence de la Paillarde, qui ne badinait pas avec la discipline et n’aimait guère qu’on discutât ses ordres, suffisait toutefois à empêcher la mauvaise humeur de se manifester. Pour le moment il ne fallait pas en demander davantage.

Certes, si Mathurine avait été recueillie par la souveraine du Trou-Punais la bonté de cœur de cette dernière n’était pour rien dans l’opération. Elle avait supputé auparavant tout ce qu’elle pourrait en tirer, à quels travaux pénibles il lui serait possible de l’astreindre. Elle avait tablé encore davantage sur sa joliesse, qui attirerait les clients à l’auberge sans pour cela lui nuire à elle-même qui avait l’expérience et savait en user.

Quand il s’agissait d’un gain quelconque, la Paillarde faisait flèche de tout bois.

En cet instant, elle avait conscience d’avoir réalisé une bonne affaire. C’est pourquoi elle faisait si bon accueil à la Normande, se réservant, au cas où celle-ci ne marcherait pas droit, d’avoir toujours contre elle un argument auquel elle serait sensible, à savoir que, si elle ne l’avait pas ramassée au bord du chemin, elle y serait crevée comme une chienne galeuse.

Après mille remerciements et un hoquet de satisfaction. Mathurine fut conduite à une soupente où le plus affreux grabat lui sembla délicieux, tant elle avait besoin de reposer ses membres exténués.