Page:Paul Féval fils-Cocardasse et Passepoil, 1922.djvu/205

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
205
LE SERMENT DE LAGARDÈRE

Légères, le cœur en fête, les jeunes filles prirent les devants, et gravirent en courant le grand escalier de l’hôtel. Le comte et le marquis avaient peine à les suivre.

Sans se faire annoncer, au profond ébahissement de la vieille Madeleine Giraud, gardienne des convenances, ils pénétrèrent en coup de vent dans l’oratoire de la duchesse où celle-ci, agenouillée devant le portrait en pied du duc défunt, lui adressait des paroles de remembrance.

— Mère, dit Aurore en l’entourant de ses bras pour la couvrir de caresses, fais trêve à ta douleur pour partager la joie de tes enfants.

— Qu’y a-t-il et que voulez-vous dire ? fit celle-ci en se redressant après avoir donné un dernier regard au portrait.

Lagardère s’inclina profondément devant elle et lui baisa la main :

— Ma mère, prononça-t-il d’une voix respectueuse et soumise, si vous jugez qu’aujourd’hui, comme le jour où vous l’avez menée vous-même m’attendre au pied de l’autel de Saint-Magloire, je suis digne encore d’être l’époux de Mlle de Nevers, je vous demande de l’y conduire encore ce soir où Sa Majesté le roi de France veut bien nous attendre à six heures.

Mme de Nevers abaissa sur lui un regard tout plein d’affection. L’expression de chagrin toujours empreinte sur son visage disparut un instant :

— Mon fils, répondit-elle, aujourd’hui comme hier et comme demain, soyez le gardien de ma chère Aurore. Il y a vingt ans, je l’avais remise entre vos bras sans vous connaître. Ce suprême lointain n’est pas pour vous blesser, car vous avez donné toute une vie pour racheter une seconde d’égarement… Du haut du ciel Philippe me voit et se joint à moi pour crier : Comte, nul plus que vous n’est digne d’assurer le bonheur de cette enfant ! Nous vous la donnons de tout cœur !

Elle les mit aux bras l’un de l’autre et tour à tour les baisa au front.

— Je ne doutais pas que vos promesses fussent sacrées, madame, reprit le comte. Mais, ajouta-t-il, tandis qu’un nuage assombrissait son front, j’ai peur maintenant de passer à vos yeux pour un bravache dont les menaces ne peuvent être prises au sérieux. J’avais juré de venger Nevers, et Gonzague respire encore !

À l’évocation de ce nom maudit, la duchesse eut un frémissement et pâlit, si tant est qu’on puisse pâlir encore quand tant d’années ont imprimé sur un visage le sceau de la douleur.

— Henri, dit-elle j’ai trop bien appris à vous connaître pour douter. Je vous fait crédit de sa vie pour le temps que vous voudrez. Je suis sûre de n’avoir jamais à vous rappeler cette promesse… Ma cause et celle d’Aurore sont désormais la vôtre.

Aurore se suspendit au cou de la duchesse en s’écriant :

— Ce que tu dis là, mère, il me l’a dit tout à l’heure. Tu as raison d’avoir confiance en lui. La menace d’Henri n’est jamais vaine. Gonzague recrute chaque jour de nouveaux estafiers en constatant non sans effroi les vides que la mort fait dans leurs rangs. Ah ! crois-moi cette terreur quotidienne est pour le prince cent fois plus martyrisante qu’une fin rapide, et je suis intimement persuadée qu’il doit en être arrivé à désirer la mort, le trépas de ses valets lui indiquant trop bien le sort auquel il ne peut échapper.

— Vous voyez juste, ma chère Aurore, murmura le comte. Cette fatigue dont vous parlez, cette appréhension qui pourchasse Gonzague est inévita-