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COCARDASSE ET PASSEPOIL

chirer accomplit son œuvre et, plus le dompteur a été cruel, plus le déchiquetage est furieux.

Le prince comprit qu’à dater de cette minute, il devait compter avant tout et seulement sur lui-même.

Alors il releva la tête pour mettre un terme à cette scène muette et l’intendant, reprenant aussitôt son masque de plate obséquiosité, prévint son maître que des allées et venues inusitées se produisaient dans le quartier, surtout aux alentours de l’église Saint-Magloire. Le clergé était sur les dents : on voyait courir de tous côtés bedeaux et marguilliers, les bras chargés de cierges et, signe caractéristique, les mendiants s’abattaient autour du cimetière comme une nuée de corbeaux.

Il était de règle, en effet, les jours de mariage, de laisser approcher les mendiants du porche pour que la jeune épousée pût leur distribuer elle-même quelque monnaie. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’une de ces grandes unions de la noblesse où les églises étaient trop petites pour contenir tous les invités, une partie restant sur les marches, le portail grand ouvert, on avait soin de déblayer celles-ci d’avance de tous les grippe-sous, malingreux, faux boiteux et culs-de-jatte qui y étaient accourus en foule. On en tolérait seulement quelques-uns, privilégiés ou plus adroits, qui participaient aux largesses de la nouvelle épouse.

Ce n’était pas pour eux tout bénéfice, car il s’agissait de garder ce qu’ils avaient acquis. Sitôt la noce disparue, tous les mendiants évincés, embusqués aux alentours, surgissaient brusquement afin de les dépouiller ; les coups de cannes et de béquilles pleuvaient dru comme grêle ; les culs-de-jatte retrouvaient l’usage de leurs jambes pour s’enfuir et ceux qui, l’instant d’avant, se faisaient passer pour borgnes, le devenaient réellement d’un coup de poing.

Il eût été difficile de savoir qui leur avait donné ce jour-là le mot d’ordre, car ils évitaient au contraire de se communiquer entre eux la nouvelle de telles aubaines, mais c’était à croire que toute l’ancienne Cour des Miracles avait pris rendez-vous à Saint-Magloire.

Quand Gonzague, quelques instants après, aperçut toute cette racaille, il eut un sourire de satisfaction.

C’étaient là gens dont il pouvait se servir à l’occasion et l’idée lui vint même aussitôt qu’il en emploierait au moins un.

Deux heures passèrent : la nuit vient vite au mois de février et dès quatre heures le pâle soleil d’hiver qui s’était montré un instant pour faire honneur sans doute à Louis XV, disparut pour laisser le ciel terne et gris ; bientôt même le crépuscule commença à s’épandre sur la ville.

Au contraire, la nef de Saint-Magloire s’illumina de milliers de bougies et de cierges, dont la lueur filtrait à travers les vitraux enchâssés de plomb. Jamais la vieille église n’avait été si resplendissante au dedans, et le contraste était frappant de cette lumière émergeant comme un bouquet d’artifice parmi les ténèbres qui commençaient à voiler les tombes du cimetière.

Philippe de Mantoue fixa son regard insolent sur le portail béant et si vivement éclairé, puis il l’abaissa sur les pierres noircies des vieilles sépultures.

— Il fait grand jour, dit-il, dans le cœur d’Aurore et dans celui d’Henri de Lagardère !… Il fait nuit noire dans mon cœur !… Qui va triompher, de la lumière ou des ténèbres ?… Allez, messieurs, c’est l’heure !…