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LA PEUR DES BOSSES

Le carrosse parcourut quelques milles sans qu’un seul mot fût échangé par ceux qui le montaient, soit en dedans, soit en dehors.

Il suivait la route qui, en passant par Rochester, Chatham et Cantorbéry, va de la capitale au port de mer dont les falaises ont été chantées par Shakespeare dans son Roi Lear.

Soudain, le gentilhomme facétieux éleva la voix pour crier à travers la capote trouée :

— Ho là ! Qu’avons-nous devant ? Il me semble apercevoir au clair de lune une scène de sabbat.

« La route n’est pas libre, messeigneurs, et je crois qu’on s’y dispute fort.

— Vous pourriez aller voir ce qu’il en est, grogna Peyrolles.

— Tudieu ! qui vous empêcherait d’y aller vous-même, mon doux monsieur de bon conseil, tandis que nous garderons ici notre maître ? Que ce soient le diable ou ses démons, ce n’est pas eux qui nous empêcheraient de passer, La Vallade et moi, mais vous, c’est autre chose.

Comme il ricanait, l’intendant fit la grimace en maugréant contre cet insolent. Ce n’était pas tout que d’avoir imposé ses volontés aux roués. Il commençait à s’apercevoir que ceux-ci allaient le lui faire payer en brocards de toutes sortes.

Il fit arrêter la voiture et prêta l’oreille. On entendait en effet, un bruit de voix, des cris et des imprécations, quelques mots anglais mêlés à un incompréhensible jargon.

— Par la mort dieu !… avançons toujours, s’écria Philippe de Mantoue. Nous sommes armés et nos chevaux nous déblaieront la route.

Et s’adressant à l’automédon, il commanda :

— Au galop, l’ami. Passe-moi sur le ventre à ces gens.

Le cocher enleva son attelage. Si jamais surprise fut grande, ce fut celle de Gonzague et de ses compagnons lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de deux pèlerins qui se mettaient tranquillement en selle et qu’ils reconnurent en eux le baron de Batz et le gros Oriol.

Ceux-ci non plus n’aimaient pas les longues marches à pied. Depuis deux heures qu’ils avaient quitté Londres, le traitant s’était appliqué, mais en vain, à allonger ses courtes jambes pour régler son pas sur celui de l’Allemand.

Suant, ahanant, s’empêtrant dans sa robe, soufflant comme un phoque, il en était arrivé à se demander avec anxiété si jamais il pourrait arriver à Douvres.

Pour comble de malchance, la courroie de l’une de ses sandales s’étant rompue, dans l’obscurité, il avait vainement essayé de la rattacher tant bien que mal. Il voyait même le moment prochain où il lui faudrait marcher nu-pieds et ne faisait plus un pas sans geindre.

Les deux bons apôtres avaient dépassé la ville de Bromley depuis près d’un quart d’heure, lorsque leurs oreilles perçurent des bruits de sabots qui venaient à eux. Ils se poussèrent du coude.

— Bonne affaire, si nous pouvions nous emparer de ces chevaux, geignit Oriol.

— Ponne avaire, répéta le baron.

Mais ceux-ci avaient des propriétaires, qui sans doute n’étaient pas disposés à les céder, même à des diseurs de patenôtres.