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SUR LES COMMANDEMENS DE DIEU.

tre ; mais maintenant, dans la corruption qui a infecté l’âme et le corps, la concupiscence, s’étant élevée a rendu l’homme esclave de sa délectation : de sorte qu’étant esclave du péché il ne peut être délivré de l’esclavage du péché que par une délectation plus puissante qui le rende esclave de la justice.

Aussi cet admirable enseignement de saint Paul devroit suffire pour nous en instruire, quand il dit que l’homme est, ou esclave de la justice et libre du péché, ou libre de la justice et esclave du péché ; c’est-à-dire, ou esclave du péché, ou esclave de la justice : jamais sans être esclave ou de l’un, ou de l’autre ; et partant, jamais libre et de l’un et de l’autre.

Il est maintenant esclave de la délectation : ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement : ce qui est un principe si clair, et dans le sens commun, et dans saint Augustin, qu’on ne peut le nier sans renoncer à l’un et à l’autre. Car qu’y a-t-il de plus clair que cette proposition, que l’on fait toujours ce qui délecte le plus, puisque ce n’est autre chose que de dire que l’on fait toujours ce qui plait le mieux, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce qui plait, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce que l’on veut, et que dans l’état ou est aujourd’hui notre âme, il est inconcevable qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plait vouloir, c’est-à-dire ce qui la délecte le plus.

Et qu’on ne prétende pas subtiliser en disant que la volonté, pour marquer sa puissance, choisira quelquefois ce qui lui plait le moins ; car alors il lui plaira davantage de marquer sa puissance, que de vouloir le bien qu’elle quitte : de sorte que quand elle s’efforce de fuir ce qui lui plaît, ce n’est que pour faire ce qui lui plait : étant impossible qu’elle veuille autre chose que ce qu’il lui plaît de vouloir. Et c’est ce qui a fait établir à saint Augustin cette maxime, pour fondement de la manière dont la volonté agit : « Quod amplius delectat, secundum id operemur necesse est. » C’est une nécessité que nous opérions selon ce qui nous détecte davantage.

Voilà de quelle sorte l’homme étant aujourd’hui esclave de la délectation quelconque, il suit infailliblement, quoique très-librement, celle de la chair ou celle de l’esprit ; et il n'est délivré de l’une de ces dominations que par l’autre.

On dira peut-être qu'en posant les délectations égales de la part de l’esprit et de la part de la chair, il recouvrera ses premières indifférences et son premier équilibre ; et qu’il sera en cet état aussi libre de choisir les opposés qui le délectent également, qu'Adam étoit libre de s’y porter, quand il ne sentoit aucune délectation. Mais il est bien facile de répondre à cette objection, quoiqu’elle paroisse considérable. Il est bien vrai que le libre arbitre en cet état ne sera entraîné, ni par l’une, ni par l’autre de ces concupiscences mais il ne s’ensuit pas qu’il soit libre d’aller à l’une ou à l’autre ; il s’ensuit, au contraire, qu’il ne pourra choisir ni l’une ni l’autre : car comment ferait-il un choix entre deux délectations égales, lui qui ne veut maintenant que ce qui le délecte le plus ?

Aussi si nous voulons nous arrêter sur cette considération métaphysi-