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esquisse, je dois me contenter de vous exposer les caractères généraux de ces grandes compositions, et d’aller au-devant de quelques objections qui pourraient vous empêcher d’en apprécier l’importance.

Les Gestes, dans leur forme la plus pure, nous ramènent aux temps où les rois de France faisoient de Laon leur place de sûreté, leur séjour habituel. Le caractère du récit, le costume et les mœurs des rois, des reines et des héros, tout s’accorde avec cette première indication chronologique, tout respire ici l’air âpre, violent, sauvage de la grande féodalité, de ces temps où les rois, n’ayant plus la main assez ferme pour tenir les rênes du gouvernement, promettoient la transmission héréditaire des bénéfices, puis se voyoient contraints, dans l’intérêt de leur conservation précaire, d’éluder cette dangereuse promesse. Nous demanderions vainement aux rares annalistes latins de ces temps orageux, l’expression des sentiments publics que nous reconnoîtrons à chaque ligne des Gestes, vénérables monuments encore aujourd’hui conservés de la poésie nationale. Et d’abord, pour ce qui touche à l’influence du sentiment religieux pendant le xe siècle, nous modifierons, en les étudiant, l’opinion qu’on s’en fait généralement. Le Clergé n’avoit pas en ce temps-là l’importance qu’il obtint dans les âges suivants. Les évêques, les abbés, les moines paraissoient, il est vrai, souvent sur la scène du monde, mais pour se mêler au mouvement qui entraînoit le reste de la société. Ils combattoient alors en faveur des intérêts matériels, et non pour remplir leur mission de moralistes et de précepteurs des peuples. On sent, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs, que le véritable esprit du christianisme n’anime pas encore ces générations vindicatives, et qu’il faudra, pour en reconnoître la salutaire influence, attendre la voix de saint Bernard et de saint Anselme. C’est donc seulement à partir du xiie siècle qu’on verra naître un certain mysticisme épuré dans les croyances religieuses, et, dans les habitudes des premières classes de la société, une politesse exaltée qui permettra de confondre dans le