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Tout dans ce récit est vrai ; tout avoit été raconté à l’époque des événements ; seulement, pour donner à ces récits l’unité qui leur manquoit, on attribua au même temps et au même personnage ce qui appartenoit à plusieurs personnages et à des temps divers.

De Girart de Roussillon passons à un autre héros non moins célèbre. Le Normand Guillaume Bras de fer avoit conquis la Pouille ; l’Aquitain Guillaume, comte palatin, avoit repris Orange aux Sarrasins. Un comte de Poitiers du même nom avoit défendu les droits des petits-fils de Charles le Chauve. L’un de ces Guillaume avoit épousé une princesse sarrasine nommée Orable ; les deux autres, deux dames chrétiennes nommées la première Guibour, la seconde Ermengarde. Tout cela étoit bien vrai : mais que firent les trouvères du xiie siècle qui parcouroient constamment les provinces de France, chantant ce qu’ils savoient et recueillant partout ce qui pouvoit devenir matière de nouvelles chansons ? Ils réunirent tous ces noms, et, dans une courte période de temps, ils nous montrèrent Guillaume Bras de fer, surnommé tour à tour, Fierebrace, Guillaume d’Orange et Guillaume au court nez, épousant d’abord Orable rebaptisée sous le nom de Guibour, puis Ermengarde de Pavie. Ils chantèrent la prise d’Orange, la conquête de la Pouille. Ce fut encore le même Guillaume, qui, dans leurs remaniements, replaça la couronne de France sur la tête du jeune roi Louis d’Outremer.

Il en fut de même du nom des rois. Il n’y eut plus pour les trouvères du xiie siècle qu’un seul Pépin, un seul Louis, un seul Charles. Voilà donc comment du vague souvenir des chants originaux sortit la Chanson de geste, longue narration d’événements historiques dans lesquels tous les noms, tous les lieux, tous les temps sont intervertis, dont tous les éléments, essentiellement vrais, sont employés au profit d’une combinaison mensongère.

Il nous faut accepter aujourd’hui ces narrations chantées, non pas telles qu’elles étoient dans l’origine, mais telles qu’elles