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m’ôte le sommeil, je pense à lui durant la messe, pendant les psaumes et les leçons ; il me rend sourde aux mélodies de la harpe ou de la vielle, aux jeux des jongleurs flamands et bretons ; je ne regarde plus voler les vautours, chasser les éperviers ; quand vous approchez de moi, j’aimerois mieux sentir un chat, un chien, un bouc ; car enfin, avec un bâton, je me débarrasserois de ces bêtes, et de vous, je ne puis m’en délivrer. Cependant, je dois vous le dire et j’en prends Dieu à témoin, Garin n’a jamais voulu m’entendre, il a toujours protesté qu’il ne vous donneroit pas sujet de le haïr. Arrachez-moi donc le cœur, noble roi ! je le mérite et je ne vous demande qu’une chose en mourant, c’est que vous me pardonniez et que vous aimiez toujours Garin. » Parlant ainsi, elle se jeta aux genoux de l’empereur, qui l’avait écoutée avec étonnement et fureur, roulant des yeux, et fronçant les sourcils ; cependant la reine est si belle qu’il hésite à saisir un bâton pour la frapper ; mais il jure le Seigneur Dieu que Garin en perdra la tête.

« Pour lui ne m’a saveur ne chair ne venoison,

Ne piment ne claré, ne gasteaus ne poisson,
Ne je ne puis dormir en aucune saison ;
Je ne puis ouïr messe, oraison ne leçon,
Ne harpe ne viole, qués que en soit le son,
Ne les chans ne les jeus de Flamand ou Breton.
Je ne sors plus pour voir voler esmerillon ;
Et quand vous approchez de mon vair pelisson
J’aimerois cent fois mieus sentir un grand charbon,
Un chien ou bien un chat, un bouc ou un mouton ;
Car, je les chasserois, en prenant un bâton
Et, de vous ne puis faire se votre vouloir non.
Mais, j’en jure le Dieu qui souffri passion,
Plus loyal que Garin ne chaussa l’esperon,
Je lui promis en vain tous les plus riches dons,

Il jura qu’envers vous il ne seroit félon.