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ÉMILE AUGIER

pour surnager, de cette affaire du Canal de Gibraltar. Il la revendra aux Anglais, et paiera ses différences. Le canal ne sera jamais percé ? N’importe, si l’idée est payée assez cher. Il faut donc venir à bout des scrupules de l’ingénieur, et faire au plus vite table rase de ses inélégants préjugés. Le temps presse : il n’y a point de remise. D’Estrigaud l’introduit d’emblée chez Navarette, « dans le temple même de la blague. » Toutes mesures sont prises pour vous rengager gaiment dans le parti des rieurs et des affaires. Les invités pétillent d’entrain ; les invitées étincellent de verve ; une flambée de vie à côté ; tous tarés, mais avec tant d’esprit ! La fête commence par des calembours, qui sont les hors-d’œuvre de la blague, et cela va rondement, jusqu’à l’ivresse de la raison, où sombrent les révoltes et les pudeurs de conscience, « Bravo, Monsieur de Lagarde ! » — « Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ? » — « Ne fais donc pas ton enfant du peuple ! » L’œuvre de démolition va bon train et mène grand tapage. Tous sapent en sablant, et sablent en sapant. André se démantèle sous la pioche, qui crevasse ses croyances, une à une, dans un fou rire général dont les éclats nerveux l’entêtent. Autour de lui pleuvent, drus comme grêle, les mots du jour, les nouvelles à la main, les coqs-à-l’âne d’opérette ; la blague est déchaînée, ravageant les rengaines du sentiment et les fondements de la morale qui s’effondrent avec fracas. « Messieurs, je demande grâce pour l’amitié. » — « Pourquoi pas aussi pour l’amour ? Vous croyez encore à ces vieilleries-là ? » — « Il ne faut pas ? Non ? Je le veux bien. » Toute la scène est la plus folle et spirituelle bacchanale de cette contagion qui infecte les âmes. Cependant le chef du chœur guette sa victime, propose son marché, et tient enfin son affaire et sa dupe. André s’entraine à redire la leçon mot à mot, sur la parole du maitre, de même que les enfants des écoles scandent les phrases apprises, avec