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— N’en parlez pas, je n’ai aucun mérite. J’ai fait ce que tout autre à ma place aurait fait.

— Me permettez-vous de vous serrer la main ?

En lui disant cette phrase, elle tendit vers lui sa fine main aristocrate et blanche.

Il la prit dans la sienne. Il remarqua que la peau en était soyeuse et douce et qu’elle était brûlante.

— Je vous laisse. À tantôt !!

— À tantôt, mon grand héros, répondit-elle avec un sourire plein de coquetterie.

Bien qu’il se sentit glisser vers la sentimentalité, cette phrase le ramena vers la réalité. Il aperçut l’ennemie, toujours en chasse de victimes et qui veut, fut-ce au prix d’une vie humaine, assouvir son besoin d’être adorée et chérie.

Il passa à sa chambre changer de toilette pour le souper et réfléchit aux événements de cette journée : sa promesse de jouer au tennis le lendemain parce qu’une jeune fille qu’il a mille raisons d’exécrer a promis un baiser au vainqueur du tournoi, son voyage en goélette à côté d’elle, voyage silencieux mais où intérieurement il tint avec la jeune fille un colloque où il formulait à la fois les questions et les réponses.

Pas une seule minute cependant il ne douta que cette chute à l’eau qui avait fait de lui un espèce de héros, mais involontairement, était une chute voulue, étudiée, avec un but précis à atteindre et qui était près d’être atteint. Sans expérience des femmes, il ne soupçonnait rien d’elles-mêmes ; il ne savait pas qu’elles ne sont qu’artifice et que même dans les moments de grande passion, leur tête gouverne leur cœur.

Il éprouva la sensation des lèvres sur ses lèvres, et cette sensation fit tourbillonner ses idées. Il ne se reconnaissait plus. Il y avait quelque chose de changé en lui. Quoi ? C’était la jeunesse qui réclamait ses droits.

Il descendit souper. Elle n’était pas encore arrivée. Thérèse LeSieur, son amie, l’attendait un peu inquiète.

— Vous n’avez pas vu Mlle Normand ?

— Je l’ai aperçue tantôt. Tenez, la voilà qui entre.

Adèle avait changé de costume. Elle était revêtue d’une robe étroite d’un dessein bizarre aux couleurs crues, rouges et vertes.

— Tiens, Adèle a mis sa robe couleuvre ; s’exclama Thérèse.

— Tu ne l’aimes pas ?

— Tu sais bien que je l’adore. Tu as changé de coiffure aussi !

— Tu ne sais pas ?

— Quoi ?

M. Gosselin ne t’a rien raconté ?

— Je vous en prie, Mademoiselle Normand, cet incident est clos. Vous me feriez plaisir en n’en parlant plus et en n’y faisant aucune allusion.

— Que t’est-il donc arrivé ?

— Bien ! voilà. Je suis tombée à l’eau et M. Gosselin m’a sauvé la vie.

— Brave M. Gosselin !

— Mesdemoiselles, je vous en prie. Vous m’agacez avec cette histoire. J’ai fait ce que je n’ai pu m’empêcher de faire. Je vous ai dit que l’incident était clos. Si vous voulez me manifester votre reconnaissance, faites comme je vous dis.

— Eh ! bien l’incident est clos, soupira Adèle et c’est bien dommage. Venez-vous au bal costumé ce soir ?

— Pour quoi faire ?

— Mais pour y danser.

— Je ne danse pas.

— Alors pour nous faire plaisir.

— Je n’ai personne à plaire, sauf moi-même.

— Ah ! ça, vous êtes galant !

— Je ne tiens pas à l’être.

— Quel costume choisis-tu, Adèle ?

— Je n’ai pas de choix, je t’assure. Je mets un peigne d’écaille dans mes cheveux que je lisse soigneusement le long des tempes et dont je forme un chignon derrière ma tête. Je revêts ma robe de chambre en soie japonaise, je chausse mes savates et me voilà déguisée en geisha. C’est bien simple. Et toi ?

— Moi, je ne sais pas encore.

— Pourquoi pas en indienne ? Tu as les cheveux longs. Fais deux nattes qui te tomberont l’une sur chaque épaule. Mets quelques plumes sur le dessus de la natte, prends un jupon de couleur, un châle et voilà.

— Tu es ingénieuse.

— La nécessité.

— Est-ce la nécessité qui vous a fait tomber à l’eau, demanda Julien, saisi d’une idée bizarre ?

— Vous m’avez dit que l’incident était clos.

Se rappelant qu’au contact des siennes les lèvres d’Adèle avaient frémi quoiqu’elle fut sans connaissance, du moins apparemment, il poursuivit :

— En effet, vous êtes ingénieuse. Quel but aviez-vous en vous jetant à l’eau ?