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des joues froides et humides, et un goût de sang revint à son palais, précis, dans une brutalité de sensation. La volonté commanda ; le cœur obéit.

Non ! Il ne l’aimait pas.

Ce qu’il prenait pour de l’amour n’était que de la haine, une haine poussée à son paroxysme.

La cloche sonna pour le dîner. Il descendit rejoindre ses amis dans la salle à manger. La salle était remplie.

Par un hasard ironique, il se trouva à la même table qu’Adèle. S’il en éprouva un peu de contrariété cela n’y parut pas. Il était toujours l’homme impassible, dont aucun trait du visage ne bougeait.

En outre des Chantal, d’Adèle et de lui-même, il y avait également Thérèse Lesieur et Julienne Bernard. La conversation languit : elle se borna aux demandes et aux réponses indispensables : et le repas terminé, chacun fut bien aise de quitter la table.


V


— « Où donc ai-je vu ces yeux-là ? » se demanda Adèle, une fois installée dans sa chambre, pour la nuit. Elle avait beau chercher dans sa mémoire, faire défiler devant elle, en imagination, tous les jeunes gens qu’elle avait connus ou même, simplement entrevus, elle ne réussit pas à trouver de réponse à sa question.

Soudain elle songea à Paul Daury…

En frémissement la secoua.

Elle n’aimait pas à songer à cette aventure. Cela lui rappelait un souvenir désagréable, et il lui en venait un espèce de remords qu’elle chassait aussitôt.

Pourtant, elle n’avait rien à se reprocher sous ce rapport. Elle avait cru successivement l’aimer jusqu’au jour où elle s’aperçut que ce n’était que son amour qu’elle aimait. Tout au plus pouvait-elle s’accuser d’un peu de coquetterie. Quant à sa mort, elle croyait comme tout le monde à un accident. L’idée ne lui était jamais venue que, de près ou de loin, elle puisse y être mêlée. Si elle avait adopté une attitude de roideur, si elle avait refusé obstinément de répondre à ses lettres, c’est parce qu’elle croyait qu’il était préférable d’agir ainsi… Elle revit le financier, svelte pour son âge, grand, élégant, la figure souriante, épanouie, le regard noyé de bonheur, tel qu’il était lors de leur dernière entrevue.

Les yeux, de quelle couleur étaient-ils ? Bleus ? verts ? gris ?… Elle n’aurait pu préciser, mais elle leur trouva une vague ressemblance avec ceux de son compagnon de voyage.

Pourtant, non ! Ceux de Paul avait plus de douceur… Mais quelle en était donc la couleur ? Bleus ? oui, c’est cela, ils étaient bleus. Mais les autres sont durs, ils brillent d’un éclat de métal. Ceux de Paul étaient d’une douceur qui faisait du regard comme une caresse chaude. Elle se sentait fascinée par les yeux gris, attirée étrangement par leur éclat plein de mystère. Que traduisait ce regard ? Était-ce de la dureté, de l’indifférence, de la passion ?

Décidément, ce jeune homme est bien énigmatique. Pas un trait de sa figure ne bouge, quand il parle. Sa voix a toujours la même intonation, glaciale.

Et puis, que signifie ce pli volontaire à la naissance du nez, ces traits caractéristiques un peu trop accentués chez un homme de son âge ? Car il est jeune. Sa jeunesse apparaît dans chacun de ses mouvements.

Et les yeux gris étaient braqués devant elle.

Étendue sur son lit, elle ne pouvait s’endormir. Elle revoyait le regard qu’il lui avait lancé dans le train. Ah ! comme ils sont durs, ces yeux-là ! Il y avait comme des reflets rouges dans la prunelle. Et puis, que signifie cette phrase : « En effet, nous ne sommes pas des inconnus. »

Adèle songe, songe, songe à Julien. C’est plus fort qu’elle. Elle ne peut le chasser de son esprit. Elle éprouve une certaine douceur à songer à lui. Une heure vient de sonner à une petite horloge qu’elle a posée sur son bureau. Le sommeil commence à verser en elle l’oubli et l’anéantissement de ses facultés cérébrales. Elle se sent glisser, emporter quelque part. Ses membres s’alourdissent, puis deviennent légers, impondérables ; les paupières tombent, attirées par un poids. Des yeux la regardent. Tiens ! ils ne sont plus aussi durs ! Tout se brouille, se mêle, s’enchevêtre… Elle perd conscience et cède à la grande paix de la nuit qui l’enveloppe toute entière.


VI


— Vous avez bien dormi, monsieur Gosselin ? demanda-t-elle comme elle aperçoit Julien, sur la véranda, le lendemain matin.

— Très bien ! mademoiselle. Vous aussi, je suppose ?

— Oh ! moi ! J’ai fait un très beau rêve…