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LE MIRAGE

L’annonce de cette fête, ce dimanche-là, défraya les conversations. Pour la première fois, Monsieur Johnson invitait les gens de St-Chose. En prêtant l’oreille aux divers propos échangés, Hubert Desroches apprit que Suzanne y accompagnerait son frère. Il ne s’attarda pas plus longtemps. Il savait ce qu’il voulait. L’instant d’après, il roulait sur la route du Ruisseau Plat. Quelques voitures le devançaient. Un claquement de langue, un « Marche Bijou », un coup de guides sur la gueule, la bête s’élança au grand trot, les dépassant toutes. Les graviers de la route brillaient comme des diamants ; les cigales criaient éperdument sous l’ardeur d’un soleil chaud de midi.

Sous les sabots et les roues de la poussière s’élevait en nuage et retombait lentement, ternissant la verdure des arbres et mettant aux maisons un ton de grisaille.


II


Le « Manoir Bienville », avec ses pavillons flanqués de tourelles, ses galeries immenses, ses vérandas ensoleillés peut rivaliser pour l’élégance et le confort avec n’importe quel établissement des « summer resorts » du continent. Situé sur une pointe, il fait face au Lac-aux-Grenouilles, avec, dans le fond, comme décor, la silhouette imposante du Mont-Vert. Son jeu de golf, ses jardins aux allées sinueuses qu’ombragent les peupliers, les sapins ou les érables, sa plage de sable fin, doux comme une caresse aux pieds qui le foulent, son lac aux eaux claires et bleues avec les rivières qui l’alimentent et qu’on peut remonter en canot jusqu’aux forêts prochaines en font le rendez-vous de la jeunesse élégante de Montréal ou de Québec comme celui des hommes d’affaires qui s’y ruent aux fins de semaine.

Devant la vogue de plus en plus grandissante de son établissement, Monsieur Johnson avait ajouter une aile nouvelle. Salons et salles diverses de réceptions occupaient tout le rez de chaussée. Les étages supérieurs ne contenaient pas moins de 140 chambres pourvues des dernières commodités avec eau courante partout chaude et froide.

Communiquant avec la grande salle de réception une pièce attenait toute imprégnée d’une atmosphère de terroir, plafond bas aux poutres de pin équarries à la grand’hache ; immenses foyers de pierre ; catalognes aux couleurs vives étendues sur le plancher ; meubles rustiques. Le maître avait gardé le souci de la couleur locale. Dans le but de fournir à ses hôtes habituels un spectacle dont ils n’étaient pas coutumiers, il avait mobilisé les violoneux des alentours et convié pour le grand bal du soir toute la population de Jeanville et de Saint-Chose. Séraphin Johnson voulait faire de cette inauguration officielle une date dans les annales mondaines et sportives.

* * *

Vers quatre heures de l’après-midi, un touring, une puissante Lasalle, stoppa devant la demeure des Picard. Deux personnes en descendirent, un jeune homme et une jeune fille.

Fabien qui les attendait se porta au devant des visiteurs, les deux mains tendues. En face de la jeune fille, la timidité l’arrêta brusquement et fit rougir son front sous l’impulsion du sang.

— Mon ami Fabien Picard… ma sœur Lucille, présenta le jeune homme.

— Mon frère m’a si souvent parlé de vous que je suis heureuse de vous connaître.

— Eh ! moi ! Donc !

Spontanés, les mots avaient jailli des lèvres.

— Vous nous restez à souper, offrit-il ?

— Impossible, nous avons rendez-vous au Manoir avec des amis. Nous venons te cueillir au passage.

— Un instant, je suis à vous… Papa, c’est mon ami Mercier avec sa sœur. Le cultivateur essuya la paume de sa main sur le revers de son habit et la tendit toute grande.

— Comme cela, vous étiez dans la même classe que Fabien ?

— Oui… Mais il me battait aux examens… c’est joli chez vous.

Flatté d’entendre louanger sa place, le bonhomme se rengorgea.

— Vous avez raison, monsieur. C’est de la bonne terre… pis de la bonne terre et si mon garçon veut…

— A-t-il l’intention de s’y établir ?

— C’est bien ce que je voudrais. Voyez-vous, monsieur, un habitant qui est instruit, aujourd’hui, c’est un vrai seigneur… La voix de Fabien l’interrompit dans la conférence commencée et qu’il débitait à tout venant.

— Je suis prêt… Papa, tu vas nous excuser, Jules ne peut pas faire attendre ses amis.

Intérieurement, il n’était pas fâché du refus d’acquiescer à son invitation. Cette grande jeune fille élégante et fière l’intimidait, et à cause d’une sorte de vanité mal placée, il aurait eu honte de la recevoir chez lui, dans ce milieu fruste de paysans.

* * *

Lorsque Cendrillon, clandestinement, gagna le bal où la révélation du Prince Charmant s’offrit à son cœur, elle était bien émue. Mais Suzanne Germain à la veille de se rendre au Manoir était encore plus émue qu’elle. Dès midi, à tout instant, tant sa hâte était grande, elle regardait l’horloge et s’étonnait de la marche trop lente des aiguilles.

Les heures qui la séparaient de l’événement lui semblaient un rideau posé devant l’Inconnu et qu’il lui tardait de voir lever.

Sa toilette terminée, à peine écouta-t-elle les recommandations maternelles, toute entière au plaisir que déjà elle savourait. Ses rêves, ces derniers jours, s’étaient précisés. Souventes fois dans son imagination, la silhouette s’était dressée de son voisin, et déjà, elle commençait à chérir cette image.

Ce soir, il sera là, Luc.

Que faut-il de plus pour faire battre follement un cœur de dix-huit ans ?

— Ils vont avoir beaucoup de plaisir ce soir, dit Marie Bourdon, à sa mère.

— Où ça ?