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LE MIRAGE

Sur le perron, quelques hommes flânaient, fumant gravement leurs courtes pipes bourrées d’âcre tabac canadien d’où s’échappait une fumée opaque et blanche. À l’intérieur du temple, des femmes faisaient leur chemin de croix. Par les fenêtres vides de verrières coloriées, le soleil entrait brutalement, ternissant l’éclat des lampions et des cierges.

Dans tous les chemins, les voitures se suivaient. Il y en avait de toutes sortes depuis celles rudimentaires, composées d’une planche unique que la charge fait plier et s’arrondir, jusqu’aux charrettes à deux roues, aux phaétons, aux « rubber-tires ».

Du côté de la Carrière, on vit surgir le père Picard et ses deux fils. Solennel, il salua les connaissances, attacha ses chevaux et se perdit dans la foule qui devenait plus compacte. Autour de Fabien, un noyau de jeunes se forma. Bien que du même âge ou plus âgés, ils lui portaient une sorte de respect mal dissimulé. Son instruction le rendait en quelque sorte l’égal du docteur Vincent, du notaire Lafond et presque du curé et de son vicaire.

Le deuxième coup sonna.

Ce fut au tour des Germain d’arriver.

— Tu attacheras le cheval… Moi, je descends chez le docteur à cause de ta mère, dit le père à Firmin.

— Moi aussi, je descends, dit à son tour Suzanne, j’arrête chez Marie.

À côté du bureau de poste, au-dessus de la porte d’une maison de briques, un écriteau se balance, portant cette inscription :

Mme  J. BOURDON
Couturière — Modiste.

Dans les fenêtres, des chapeaux, montés sur des supports fins et longs, attiraient, chaque dimanche, après messe, la curiosité et la convoitise des jeunes femmes.

Mme  Bourdon, veuve depuis dix ans, avait une fille d’un an plus âgée que Suzanne et qu’unissait ensemble une amitié de couvent.

Moins florissante de santé, elle avait peut-être un charme plus prenant, qui lui venait de la finesse de ses traits, du regard profond et doux de ses grands yeux mélancoliques et d’un je ne sais quoi d’alanguissant dans la taille et la démarche.

— Bonjour Suzanne, salua-t-elle, comme celle-ci franchissait le seuil de la maison.

— Bonjour Marie… Ta mère est là ?

— Oui… Tiens… la voici qui descend.

Suzanne tenait sous son bras, un paquet enveloppé dans la gazette. Elle le défit, en sortit une robe ancienne et s’informa si, avec l’étoffe, on pouvait lui en confectionner une plus à la mode du jour. Elle confia à la modiste son intention d’aller au Lac et son appréhension de n’être pas bien mise.

— Mais, ma petite, d’ici jeudi, ça ne me donne pas grand temps.

— Si vous voulez, vous êtes capable. Pour moi ? ajouta-t-elle avec un sourire.

— Eh bien ! pour toi, ma Suzanne, je vais le faire. Mercredi soir, je te la promets, je prendrai tes mesures tantôt. Maintenant… si vous ne voulez pas arriver en retard… surtout toi, Marie, pour l’Asperges… Il ne faut pas que tu fasses attendre les chantres.

Les jeunes filles sortirent au bras l’une de l’autre et se dirigèrent vers l’église, tache claire et mouvante sous le soleil.

Le troisième coup sonna. Les pipes s’éteignirent et les hommes tenant leurs chapeaux gauchement entre leurs doigts, s’engouffrèrent à l’intérieur. Marie, qui touchait l’orgue, attaqua les premières notes de l’Asperges. Les chantres dont les voix, puissantes pour la plupart, manquaient de culture, entonnèrent ou plutôt crièrent les versets de l’antienne. Balançant leurs livres tendus à bout de bras, la tête en arrière, chacun donnait de la voix, cherchant à enterrer son voisin.

À sa place habituelle qui était le dernier banc à droite, Hubert Desroches, les paupières plissées pour mieux voir, faisait des yeux le tour des bancs. Un léger sourire remua ses lèvres quand il vit la pose solennelle, un peu gourmée d’Ignace Picard. Au banc des Germain il s’arrêta plus longuement. Le soleil frappait sur la nuque de Suzanne et posait des reflets fauves sur les mèches débordantes de la coiffure. Sentit-elle la lourdeur de ce regard humain peser avec insistance ? Elle se retourna. Hubert aperçut ses yeux, ses yeux de charbon noir. Il vit son nez, sa bouche, le contour de ses joues. Relevant son paroissien à la hauteur des yeux, il parut s’absorber dans une lecture pieuse. L’orgue se taisait sur l’amen de l’Évangile. Le curé enleva sa chasuble, prit sur un coin de l’autel deux grands livres en cuir noir qu’il déposa sous son aisselle et gravit les degrés de la chaire.

C’était un homme très grand, sec, osseux avec des bras nerveux et longs qui gesticulaient sans cesse. Il avait les cheveux grisâtres et très drus, des sourcils épais, un nez recourbé, la bouche renfoncée et le menton en galoche, pointu et mince.

Austère pour lui-même, d’une austérité qu’il poussait jusqu’à l’ascétisme, il était indulgent et large, quand il s’agissait d’autrui. Curé de St-Chose depuis trente ans, Monsieur Bernard connaissait ses paroissiens sur le bout de ses doigts, les appelant chacun par leur nom de baptême et les tutoyant tous.

— « Mes frères, commença-t-il, vous savez que jeudi de cette semaine, M. Johnson, du Lac, fait l’inauguration de la nouvelle aile de son Manoir. Il va venir à cette occasion beaucoup de monde de la ville. Il y a des jeunes gens parmi vous qui m’ont demandé si ça me faisait quelque chose s’ils y assistaient. Ça ne me fait rien du tout. Seulement, je vous demande de vous conduire comme de bons chrétiens, et, si vous dansez, de le faire avec modestie. Il faut que les étrangers apprennent que les paroissiens de Saint-Chose se conduisent bien… Donc j’espère que c’est bien entendu… On dit qu’il va y avoir de la boisson. Je ne vous défends pas de prendre un coup mais je veux que pas un de vous ne se dérange… Donc j’espère que c’est bien entendu et qu’il n’y aura pas de désordre… La semaine prochaine…