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LA VIE CANADIENNE

don. Elles appartenaient aux institutions chargées d’élever, aux frais de l’Etat, les enfants pauvres des officiers civils et militaires. Le choix du Canada s’était fait volontairement chez ces jeunes filles. Le 27 février 1670, Colbert écrivait à Mgr de Harlev, archevêque de Rouen : « Comme il pourrait se rencontrer des filles robustes dans les paroisses aux environs de Rouen, au nombre de cinquante ou soixante, qui seraient bien aises de passer au Canada, je crois que vous trouverez bon d’employer les curés » pour voir si chacun d’eux serait capable de recruter une ou deux filles.

Le 10 novembre suivant Talon écrivait : « Il est arrivé cette année 165 filles ; 30 seulement restent à marier. Madame Etienne, chargée par la directeur de l’Hôpital Général de Paris de la direction des jeunes filles qu’il envoie, retourne en France pour en ramener celles que l’on enverra cette année. Il faudrait fortement recommander que l’on choisît des filles qui n’aient aucune difformité naturelle ni un caractère repoussant, mais qui fussent fortes, afin de pouvoir travailler dans ce pays. » En somme, madame Bourdon n’a fait que la campagne de 1668- 69. Madame Etienne a continué.

L’automne de 1671, après avoir dit qu’il était venu 150 filles, Talon ajoute qu’il serait inutile d’en envoyer davantage vu qu’il y a nombre de Canadiennes à marier. Il dit encore : « N’envoyez plus de demoiselles de condition : nous en avons reçu cette année 15, outre 4 que j’avais amenées. » Les tableaux de M. Suite montrent que le gros chiffre des filles baisse à 28 en 1672. Cette dernière année, la Soeur Bourgeois amena de France 11 filles dont 6 destinées à entrer dans son institution et 5 pour les marier. Claude Le Beau, qui vivait à Québec en 1729, dit que ces filles venues de France étaient de bonnes moeurs et qu’elles épousèrent des soldats du régiment de Carignan.

En 1673 le roi envoya encore 60 filles. Les tableaux de M. Suite en indiquent 39 de mariées cette année, mais cela ne veut pas dire qu’elles étaient arrivées en 1673. En 1679, revenant d’un nouveau voyage en France, la Soeur Bourgeois amena plusieurs filles dont une partie à elle confiées par le Séminaire Saint-Sulpice, de Paris. Ce fut le dernier contingent. Jusqu’à 1750 les tableaux de M. Suite font voir qu’il n’en venait plus que quelques-unes chaque année. A partir de 1675 à peu près, les Canadiennes ont continuellement fourni aux mariages ; elles ont absorbé les contingents de garçons arrivés jusqu’à 1760. Notons que le 20 octobre 1671 Talon fit une ordonnance obligeant les garçons célibataires à se marier, puis, le 17 mai 1674, le roi écrit au comte de Frontenac, gouverneur général, « de porter les garçons et filles au mariage aussitôt qu’ils viennent en âge.”

Le Frère Le Clercq, Récolet, arrivé en 1673, s’exprime ainsi : « La population se compose de très honnêtes gens, ayant de la probité, de la droiture et de la religion. On a examiné et choisi les habitants et renvoyé en France les personnes vicieuses et marquées. Quant aux filles envoyées au Canada on eut toujours soin de s’assurer de leur conduite avant que de les embarquer et celle qu’on leur a vu tenir dans le pays est une preuve qu’on y avait réussi. » Pierre Boucher et le Frère Le Clercq parlent de ce qu’ils ont vu. De 1621 à 1661, sur 674 baptêmes qu’il y eut dans la colonie, Mgr Tanguav n’en a trouvé qu’un seul d’illégitime. La Mère de Sainte-Hélène Duplessis écrivait de Québec, en 1703 : « Un certain nombre de ces filles étaient des demoiselles de qualité, d’autres appartenaient à de bonnes familles qui, étant chargées d’enfants, les envoyaient dans ce pays dans l’espérance qu’elles y seraient mieux pourvues (mariées) ; et enfin, on en tira beaucoup de l’hôpital de la Pitié à Paris, où elles avaient été bien élevées dès leur bas âge.”

Le Père Charlevoix écrit en 1720 que « la source de presque toutes les familles qui y subsistent (au Canada) encore aujourd’hui est pure.”

Une explication pour finir. Ilfn’existe aucune liste connue des filles passées dans la colonie ; les chiffres de Talon, de Colbert, de la Mère de l’Incarnation, de la Soeur Bourgeois, ne s’accordant pas tous, il ne serait pas prudent de les accepter comme de tout repos. M. Suite, qui n’a pas étudié la question de la valeur de leurs témoignages, nous donne aussi des chiffres inférieurs. Ses calculs ont été faits d’après le Dictionnaire généalogique de Mgr Tanguay, le mariage étant considéré comme point de départ. Toutes les statistiques, par ce fait, subissent des variations impossibles à contrôler. C’est ainsi que des filles arrivées en 1668 et qui ne se marieront qu’en 1674 peuvent avoir été