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LE MIRAGE

Il venait d’acheter deux bêtes à cornes nouvelles, des bêtes de race, enrégistrées, avec leur « pédigrie », qu’il avait payées un joli prix. S’en défaire !… Au moment où il commençait à s’attacher à elles…

Il alla faire un tour dans l’étable.

Les deux bêtes, deux superbes Ayrshires, étaient chacune dans leur box stall, avec de la paille en profusion.

Il les soignait copieusement, tenait record de leur production.

L’an dernier, à l’exposition du comté, Hubert Desroches l’avait emporté sur lui. Cet année avec ces deux sujets-là, il escomptait bien décrocher le premier prix.

Cent piastres ! gromela-t-il de nouveau, cent piastres ! Il n’avait pas cela en banque et d’ici un mois il ne touchera rien.

Écrire à Fabien ! Lui refuser le montant ! Le pauvre garçon en aura de la peine. Il sera à la gêne. Il faut qu’il soit à la hauteur de sa situation nouvelle.

Il pourrait bien emprunter à la banque, se servir de son crédit ! Non ! Pas cela ! Jamais il n’avait laissé un compte en souffrance. Il ne devait rien et n’avait jamais rien dû à personne. Ce n’est pas pour un montant aussi insignifiant qu’il se mettrait dans les dettes.

Pourquoi Fabien n’a-t-il pas attendu un mois avant de faire cette demande ? Il passa sa main sur la croupe d’une des bêtes.

Subitement, comme toujours, il prit une décision et retourna à la maison.

Il regarda l’heure. Sept heures et 10.

— Éphrem va atteler la jument de route sur le boghey tout de suite.

Il se rappelait qu’Hubert Desroches lui avait dit que le jour où il voudra se débarrasser de Caillette, il lui en donnera cinq cents dollars, bien qu’il ne l’eût payé que quatre cents.

Comme cela, si Hubert décrochait encore le premier prix, il n’y aurait pas de honte à y avoir. C’est parce qu’il l’aurait voulu. Et cent piastres de bénéfice, ce n’est pas à dédaigner. Elles iront à Fabien.

Quand il avait pris son parti. Ignace Picard trouvait toujours qu’il avait raison et regrettait à chaque fois son attitude antérieure.

Maintenant qu’il était décidé à vendre Caillette, il lui tardait de compléter le marché. Sous tous les rapports il lui paraissait avantageux et il frottait d’aise l’une contre l’autre, ses larges mains.

« J’aurai toujours Hubert, de cent piastres », concluait-il.

Tout le chagrin qu’il aurait pu éprouver de se départir de l’animal s’évanouit à la perspective du bénéfice à réaliser et du plaisir qu’il causerait à Fabien en lui envoyant, dès qu’il aura touché l’argent, la somme demandée. Le marché fut vite débattu et conclu. Hubert offrit d’abord 450 piastres, mais tenace et têtu le père Picard ne voulut pas de démordre d’un centin. Hubert prévoyait dans cette bête jeune et bien formée, de grandes possibilités d’élevage, tenait à l’achat. Après avoir marchandé un peu, il consentit à payer le prix fixé et promit d’être là le lendemain soir, argent en main. Il avait affaire au village. Taillon se chargerait de ramener la bête.

C’est François Coppée, je crois, qui a dit : « Malheur à celui qui n’a pas eu dans son enfance, une jupe auprès de lui, une douce influence de femme. Il en gardera toute sa vie quelque chose de brutal dans l’esprit, de dur dans le cœur. »

Son goût de solitude venait à Hubert de cette enfance sans mère, de cette éducation virile sans aucun foyer de tendresse et de sentimentalité.

Depuis qu’il avait remarqué une jeune fille qui s’appelait Suzanne, son humeur sauvage s’était adouci. Il était devenu plus communicatif, plus sociable, moins ermite.

Il sortait, se mêlait plus aux groupes. Assez souvent on le voyait chez les Germain ; quelquefois aussi, il veillait chez Marie Bourdon, dont il appréciait la délicatesse et le sens artistique. Possédant une assez jolie voix de basse, il se permettait de chanter quand ils étaient seuls, et avait pris goût à la musique. Marie avait épuisé pour lui son répertoire et même elle devait récapituler les morceaux anciens.

Ses amours avec Suzanne n’étaient guère plus avancés que dans les débuts. Une fois, il s’était enhardi jusqu’à lui parler d’amour.

Elle le ramena à la raison en badinant ;

— Savez-vous que vous êtes mon ami, pas encore mon amoureux ?

Et comme il l’interrogeait, lui demandant si un jour, elle pourrait éprouver pour lui autre chose que cette tendresse quasi fraternelle, elle répondit, énigmatique :

— Peut-être.

— Vous en aimez un autre ?

— Vous êtes bien curieux. Peut-être.

Mais lui n’était pas dupe de ce « Peut-être. » Il n’avait eu qu’à la rencontrer avec Fabien, durant ses courtes apparitions à St-Chose, à voir ce visage jeune épanoui de bonheur pour comprendre qu’elle aimait son voisin, qu’elle l’aimait sans réserve.

Il n’insistait pas, se contentant des miettes de ce festin d’amour, savourant sans penser à plus tard le bonheur de la voir, d’être à ses côtés. de l’entendre.

Jamais plus, il ne lui avait parlé d’amour. Il aurait eu peur qu’elle se fâchât, qu’elle s’éloignât de lui, qu’elle ne lui permît plus ces visites.

Il l’aimait avec le meilleur de lui-même, plus pour elle que pour lui.

Suzanne ne possédait pas ce type de femme qui inspire ces passions violentes. Par contre, elle attirait… elle attachait…

— Salut bien la compagnie, dit Hubert, en franchissant le seuil de la porte… Je viens de chez Ignace Picard… J’ai acheté une de ses vaches Ayrshires.

— Ça a dû lui coûter de s’en défaire, questionna Joseph Germain.

— Pas au prix que je l’ai payé.

— Vous restez à veiller avec nous autres ? s’enquit le père Germain. Joseph va dételer votre cheval.

— Je voulais rien qu’arrêter en passant, histoire de vous saluer.