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LE MIRAGE

à trois endroits faisait les frais de la conversation.

Morin, officier dans l’ancien conseil, assumait la responsabilité de ses actes. Il était chef de groupe. On chuchotait que l’élection se ferait entre deux clans, que les candidats aux diverses charges formeraient deux « tickets ».

Qui viendrait contre Morin ? Jusqu’ici aucun opposant ne s’était affirmé. On se doutait, par ses activités, que Jules Mercier qui n’aimait pas Morin — pour quelle raison, personne ne le savait — aurait un adversaire à lui opposer personnellement, ainsi qu’à ses candidats.

C’était lui l’auteur du billet.

Des frottements de pieds contre le parquet se firent entendre. Une voix cria : « Assemblée » !

— Assemblée, répétèrent d’autres voix en chœur. Le professeur fit un signe de la main pour rétablir le silence, acheva sa démonstration, et, complaisamment abrégea son cours.

Jules Mercier se leva de son siège, descendit l’allée jusqu’à la chaire, gravit les gradins, et demanda, pour légaliser l’assemblée, d’élire un président.

On choisit un confrère de troisième qui, avec la dignité qui incombait à ses fonctions, déclara les délibérations ouvertes.

Mercier commença donc son petit discours.

Morin représentait l’ancien conseil. L’élire à la présidence, c’était approuver les actes de cet ancien conseil. Ce qu’il ne fallait pas. Dans la personne de son ami, Fabien Picard, étudiant en notariat de deuxième année, il avait trouvé un candidat idéal, et par le fait, un futur président idéal : bel orateur, dévoué à ses amis, prêt à rendre service à tous sans ménager ses efforts, et en même temps capable de représenter dignement la faculté chaque fois que l’occasion se présentera.

On connaissait peu Fabien Picard, sauf ceux de son entourage immédiat. Travaillant de nuit au bureau de poste, il n’avait jusqu’ici paru qu’à très peu de manifestations universitaires. Il fréquentait bien certains salons, se permettait quelques parties de théâtre avec des jeunes filles, mais on le voyait rarement aux vrais fêtes d’étudiants où dans la fumée des cigarettes et des pipes, et autour d’un bock de bière, on s’échauffe pour des sujets politiques et littéraires…

On savait qu’aux dernières élections provinciales, il s’était mêlé de la lutte dans son comté. Quand à juger de ses talents et de ses capacités oratoires il fallait auparavant le voir à l’œuvre.

L’auditoire le plus difficile à contenter est un auditoire d’étudiants, surtout quand c’est un étudiant qui parle. Imaginez 160 jeunes gens, égaux par l’âge et l’instruction, et qui sont là, épiant la moindre faute, prêt à faire jaillir comme une pluie d’étincelles, les interruptions et les commentaires.

Acclamé par les siens, Fabien Picard se dirigea vers la chaire du professeur.

De son séjour d’au-delà d’un an à la ville, il avait acquis le souci de l’élégance. Cependant, un observateur avisé, aurait pu constater qu’il y avait encore un peu de paysan en lui, et qu’il lui manquait ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui fait l’homme véritablement chic.

« Monsieur le président, commence-t-il, monsieur le président, mes chers confrères ». La voix était bien posée, grave, une belle voix de baryton. Il était sur de lui-même, improvisait avec facilité, regardait ses auditeurs bien en face, pointait ses gestes vers ceux qu’il visait, quand il dénonçait l’ingérence et l’insignifiance de l’ancien conseil.

L’effet fut favorable. On l’écouta avec attention, avec bienveillance, même avec enthousiasme quand, dans une envolée oratoire, il décrivit le rôle social de la jeunesse étudiante, aristocratie intellectuelle de demain. Les paris commencèrent à s’engager sur le succès de sa campagne, il eut des partisans comme il eut ses adversaires, et le grand couloir du rez de chaussée fut le témoin, avant le départ pour le bureau, de discussions fort animées.

La lutte dura une semaine. Les assemblées avaient lieu après chaque cour et chaque soir.

Le jour de la votation. Jules Mercier mobilisa son auto et avec l’aide de quelques amis, fit tant et si bien que son candidat l’emporta haut la main.

Fabien Picard devint le président du conseil de régie des étudiants en droit de l’Université de Montréal.

Il émergeait tout à coup de la foule, devenait un personnage dans son milieu.

Le soir la Presse et la Patrie publiait son portrait en première page.

Première ascension vers le succès !

Fabien se félicita de sa victoire et, soit calcul, ou besoin d’être seul pour savourer mieux ce triomphe, présage d’autres plus grands, il refusa toutes les invitations qui l’assaillaient et s’enferma dans sa chambre.

Confortablement installé dans un fauteuil, les pieds étendus sur une chaise, il se laissa bercer par le rêve et édifia pour l’avenir les projets les plus ambitieux comme les plus fantastiques.

À la vérité, Fabien Picard était encore dépaysé au milieu du brouhaha de la grande ville. On n’est pas, s’il est permis d’employer ce terme, le résidu de générations et de générations de terriens, dont l’existence toute entière s’est écoulée dans le labeur ardu de faire rendre à la terre le centuple de ce qu’ils y déposaient, sans garder au fond de soi, des caractéristiques ataviques. Malgré lui, à certaines heures, le paysan perçait au travers de l’écorce du citadin, et il en souffrait tout le premier.

Orgueilleux, vaniteux plutôt, il aurait voulu, dans le milieu adopté comme le sien, faire converger vers sa personnalité, l’attention et l’intérêt.

Fabien Picard « étudiant en notariat » n’était rien que cela. Il passait inaperçu ou presque, dans les salons, où, avec l’adresse de l’arriviste, il se faufilait.

Depuis longtemps, il rêvait les honneurs. Quel plus grand honneur que d’être le premier d’entre ses confrères, leur représentant, celui, qui, dans les grandes circonstances, incarnerait l’entière faculté de droit.

Jules Mercier ne fut que l’instrument. Il lui avait laisser voir ses intentions et entendre