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Il sort peu après. Il est vêtu de grosses culottes d’étoiles et d’une chemise carreautée rouge et vert, en flanellette. Ses « souliers à l’huile » montent jusqu’aux genoux, emprisonnant ses mollets.

Il porte sur son dos à la façon des enfants d’école, une poche attachée par des cordes. Elle contient ses effets personnels « son butin de corps » comme ils disent à la campagne ; il y a aussi quelques livres, cadeaux du vicaire.

La distance entre St-X… et Valclair, la station de chemin de fer la plus proche, n’est que de 5 milles… Vu l’état des chemins, les deux voyageurs prirent une heure pour la franchir. Le cheval n’allait qu’au pas. À certains endroits, dans les fondrières, il enfonçait dans la boue jusqu’aux jarrets.

Ni l’un ni l’autre des deux hommes ne parlaient. Ils suivaient chacun le fil de leurs idées : l’un se remémorait sa jeunesse et la regrettait ; l’autre songeait à l’avenir, aux possibilités qu’il renferme lorsqu’on n’a pas encore vingt ans, et qu’on s’enfonce dans l’inconnu.

Une fois Elzéar demanda :

— Tu as l’heure ?

— Oui. Dix heures et quart.

— On a du temps en masse. Le train passe pas avant deux heures d’icitte.

— C’est mieux d’arriver avant qu’après.

Dans un bois, des perdrix se branchèrent précédées de leur broum broum.

— Dommage que j’aie pas mon fusil.

— En effet. C’est dommage.

Une côte se dressa. Le cheval la gravit à grand peine. Il dut s’arrêter deux fois pour souffler. À chaque respiration ses flancs se collaient ; il avait les naseaux élargis et fumants.

— V’là Valclair… Encore deux arpents, on y est…

Dans une vallée, le village s’échelonnait. Il était entouré de montagnes. Les maisons autour de l’église ressemblaient à des poussins près de leur mère. Le clocher de fer blanc avait des teints d’ocre à cause de la rouille.

— On va toujours prendre un coup avant que tu partes. Il faut mouiller ça.

— Je n’y ai pas d’objection.

— Je t’ai fait mettre une bouteille de rhum dans ton sac. C’est toujours commode. C’est du bon stuff de la Jamaïque. Ça fait cinq ans que je l’ai.

— L’idée est bonne. Y a-t-il un hôtel ici ?

— Oui à quelques pas de la gare. C’est là qu’on va descendre. T’as besoin de rien au magasin ?

— Non.

— T’es ben chanceux de partir pour le bois. Tu sais pas ce que je donnerais pour être à ta place. C’est ane grande vie dans les chanquiers. Certain qu’tu vas aimer cela…

Whoo ! cria-t-il à la bête.

Ils étaient en face d’une grande bâtisse de pierre… Au dessus de la porte une affiche se balançait : « Hôtel des voyageurs ».

— On est rendu.

Ils sautèrent au bas de la voiture. Après que le père eut attaché le cheval, ils entrèrent dans le bar.

La crudité de l’air les avait transis.

Un poêle rond était au milieu de la pièce. Ils s’y dégourdirent les mains en les étendant au-dessus du feu.

Une vingtaine de lumberjacks, vêtus presque tous d’un costume identique absorbaient fortes consommations. Ils ne voulaient pas partir « rien que sur une patte » selon leur expression. L’ivresse en gagnait quelques-uns.

L’hôtelier, un gros homme sanguin, en manches de chemises, une chaîne énorme en or lui flottant sur le ventre, promenait les flacons d’un bout à l’autre du comptoir.

Victor salua quelques amis. L’un légèrement éméché, lui frappa sur l’épaule ; un autre lui offrit une traite. Il accepta.

La conversation roula sur différents sujets. La gauloiserie des ancêtres perçait dans les propos.

Un grand jeune homme élancé et sec, se hasarda de dire :

— Pis, la petite Bourgeois, comment-ce qu’alle est ?

Cela fit l’effet, à Victor Duval, d’une profanation.

Il lui sembla que cette question constituait pour la jeune fille qu’il chérissait comme une espèce de souillure. Il se tourna vers celui qui avait parlé :

— Si tu veux recevoir mon pied quelque part prononce ce nom-là une autre fois.

L’incident fut clos.

Des nouveaux arrivants joignaient les rangs. Ils en venaient de toutes les paroisses voisines… Ils s’approchaient du comptoir qui avait maintenant une double rangée de buveurs.

Une rumeur sourde planait dans la salle.

Les voix se mêlaient, se confondaient. On entendait des jurons, des gros mots, des provocations…