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— Pourquoi ? Vous le savez comme moi. Vous m’avez vendu à mes ennemis. Vous trahissiez mes secrets, sans vergogne. Sans votre petit manège que j’ignorais, parce que j’avais confiance en vous, la fusion se serait faite aisément… très aisément même… Les directeurs de la Fluviale instruits de mes intentions véritables, j’ai dû enlever la place par ruse et par force. Sans cela… En tous les cas, ceci est du domaine du passé. Je regrette pour vous cette défaillance. Vous avez été un employé modèle, compétent… Vous avez trop ambitionné vous avez tout perdu. Tant pis.

Il prononça sans paroles sans une intonation plus haute que l’autre, lentement, sans colère, sans animosité, sans parti pris.

— Maintenant, continua-t-il, avouez que c’est vrai.

— C’est vrai.

— Votre motif pour agir ainsi ?

— Besoin d’argent.

— Je vous paie pourtant, en salaire, le joli montant de $15 000 par année. Vous ne pouvez pas vivre avec cela.

— Je pourrais vivre à moins. Mais ma situation avec ses exigences, les caprices de ma femme qui vit dans un luxe trop grand pour moi, mon fils qui gaspille…

— Et qu’allez-vous faire à présent ?

— Je ne sais pas. Je suis vieux, habitué à un train de vie… Je ne vois pas d’autre issue que de m’expatrier… essayer de refaire ma vie…

— Bien…

Le « lutteur » fit quelques pas dans le bureau…

— Gingras, continua-t-il, je vois que vous êtes un homme d’énergie ! Je vous en félicite. Je vais porter votre salaire à $18 000 par année. Vous conserverez vos fonctions… Non… ne me remerciez pas… Vous trouvez ma manière d’agir un peu étrange… Elle le paraît. Vous avez été franc avec moi. Vous vous êtes montré un homme en reconnaissant votre faute. Le découragement ne vous abat point. Les hommes véritables sont si rares que lorsque j’en rencontre un je le prends à mon emploi et le garde coûte que coûte. Seulement je vous avertis de ne pas recommencer. Cette fois, je serai sans pitié ; ce sera la prison.

Le gérant-général alla pour saisir la main de son patron… celui-ci l’arrêta :

— Je vous ai dit que je veux pas de remerciements, cela suffit. Maintenant, allez !

Le « Lutteur » possédait un fonds rare de psychologie. Il savait qu’en agissant comme il venait, il se faisait de Gingras une créature dévouée, prête à se faire tuer pour lui. Et puis c’était un bon homme, et dont il se serait privé difficilement. Prêt à pardonner, il avait tenu auparavant à « prendre la mesure » de son homme… Son expérience était concluante.

Le téléphone sonna.

Victor Duval prit le récepteur.

— Allo ! dit-il du ton bref qui lui était habituel quand il traitait d’affaires.

Il passa sur sa figure comme un voile qui obscurcit son regard ; il respira profondément sentant l’air soudain lui manquer.

— C’est moi-même !… Qui ?… oui… Ça va bien… attendez un instant que je ferme la fenêtre. Il y a tellement de bruit que j’entends à peine.

Ce n’était là qu’un prétexte. Il voulait se remettre de son trouble et recouvrer sa pleine possession d’esprit. Il fit quelques pas dans la pièce, les deux mains tordues derrière le dos. À voir la contraction de ses traits nul n’aurait douté de l’émotion qui le tenaillait. Vite, cependant, il retrouva sa maîtrise de lui-même et retourna à sa conversation interrompue.

— Madame LeMoyne ?… Ah oui !… attendez un peu… Il me semble en effet vous avoir déjà rencontré… Comment ?… c’est cela… J’avais tellement peu accordé d’importance à ces faits qu’il est justifiable que ma mémoire soit courte…

Il était ironique à présent, voire cynique. Il avait quelque chose de méchant dans le regard et dans la voix. Ses paupières se plissaient sur ses yeux pour les rendre plus perçants…

— Si je peux vous recevoir ?… Je ne sais pas… voyez-vous, je suis très occupé… La vie d’un homme ?… De qui ?… votre mari ?… Qu’est-ce que cela peut me faire ?… Qu’il n’aille pas se tuer, ce serait une folie… franchement cela me ferait de la peine… a-t-il pleuré le cher enfant ?… Heureusement vous étiez là pour le consoler… Brute ? moi. Pas de gros mots, madame ! Je vais raccrocher… À la bonne heure ! Je vous aime comme cela, douce, soumise… n’est-ce pas que la vie est drôle, qu’elle nous ménage des surprises… votre voix est altérée… J’aimerais vous voir, là… suppliante, mendiante, à mes genoux… comme… c’est cruel ? Mais non ! Comment ? Je suis ignoble… un jour… vous l’étiez.