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LA CITÉ DANS LES FERS

Le solliciteur traîtreusement continuait d’entretenir dans le cœur de sa fille le doute fatal qui avait compromis son bonheur. Il glissait de petites phrases méchantes sans avoir l’air sur le compte de l’ancien Chef Républicain. Il avait résolu coûte que coûte qu’il aurait sa tête, et il était tenace dans ses résolutions. Lucille savait l’endroit de sa retraite. Il fallait lui arracher son secret par ruse.

Il lui parla souvent d’Yvette Gernal. Lucille se défendit d’abord de mal juger l’homme que le malheur auréolait. À la longue, et grâce aux insinuations de son père, sa confiance s’ébranlait à nouveau. La jalousie de nouveau s’infiltra en elle.

Sir Vincent lui rappela un soir la scène du Château à Québec. Ce soir là il fut violent dans son langage. Il reprocha à André Bertrand d’avoir abusé cyniquement de Lucille. Il lui reprocha son aventure du lendemain et conclut qu’Yvette Gernal avait tout été pour Bertrand.

— La preuve, elle s’est fait tuer pour lui.

Il laissait le travail s’accomplir. La jeune femme livrée à elle-même méditait ces phrases savamment arrangées. Son amour s’amoindrissait, il évoluait en haine qui en est une forme déguisée.

La haine germa dans son cœur et lorsque son mari lui écrivit un jour qu’il prendrait le bateau dès le lendemain à Québec, et lui donna son signalement, elle le dénonça à son père. Elle voulut elle-même par une sorte de sadisme moral qui dort à l’état latent dans le cœur de toute femme, assister à son arrestation.

Sur le quai, alors même qu’il s’engageait sur la passerelle, elle courut à sa rencontre et lui donna le baiser de Judas…

Cerné de toutes parts, celui qui fut un jour le président provisoire de la République Laurentienne, comprenant que sa femme, sa propre femme, l’avait à son tour abandonné et trahi, se livra sans faire de résistance. Il sortit son pistolet, le jeta à l’eau, et tendit les deux mains aux menottes.

Désarmé et impuissant, il demanda la consolation suprême d’avoir une entrevue avec sa femme.

On la lui accordait.

Comme autrefois, César à Brutus, il lui dit simplement :

— Toi aussi, Lucille. Je te pardonne. Sois heureuse.

Il la regarda avec une douceur si grande et tant de franchise dans le regard qu’elle eut la révélation que tout ce que lui avait dit son père n’était qu’un tissu de mensonge. Elle regretta. Trop tard. Les grands yeux bruns la fouillèrent jusqu’au fond de l’âme, les grands yeux bruns qui ne savaient mentir.

— Pourquoi m’as-tu livré Lucille, lui dit-il. Je ne t’en veux pas, je ne peux t’en vouloir. Je veux que tu saches que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi et que ma dernière pensée sera pour toi. J’offrirai ma mort à Dieu pour qu’il t’accorde le bonheur et que tu sois toujours heureuse.

Le beau visage de la jeune femme était inondé de larmes, elle baissait la tête et sanglotait, honteuse, tristement honteuse. Elle en vint à envier le sort d’André qui allait bientôt ne plus souffrir.

Lui, de ses deux mains, lui releva la tête.

— Lucille ! Je te pardonne de tout mon cœur. Je veux apporter de toi le souvenir de la joie. Pour me faire plaisir, souris-moi une dernière fois.

Dans une contraction des lèvres elle essaya de lui sourire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux jours après, par un matin brumeux, André Bertrand, très droit, fit son apparition sur le balcon fatal, dans l’enceinte de la prison à Bordeaux.

Il paraissait plus grand que d’habitude. Sans tressaillir, il écouta les exhortations de l’aumônier et quand on lui demanda s’il avait quelque chose à dire, d’une voix vibrante, de cette même voix qui allait remuer les foules en faisant passer en elles un frisson d’enthousiasme, il dit :

— Vive mon pays !

Le bourreau appuya sur un bouton. La trappe s’ouvrit.

Un corps se balança au bout d’une corde.


Les cloches de la prison tintèrent lugubrement. Appuyée à la muraille de pierre une jeune femme, de noir vêtue, sanglotait dans une agonie morale de tout son être.


FIN.