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LA CITÉ DANS LES FERS

Elle reprochait d’autant plus sa conduite à son mari, que vis à vis d’elle, elle était tout à fait impeccable.

Un après-midi, seule avec elle-même, elle fit le relevé de ses sentiments et essaya de s’analyser.

Comment avait-elle obéi à cet impérieux désir de l’épouser, manifesté par André ?

Elle ne put trouver de réponse. Elle ne se comprenait pas. Elle avait beau chercher à démêler la complexité de ses sentiments, elle n’y réussit pas.

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Les nouvelles de la province, de plus en plus mauvaises, forcèrent le Chef à frapper le grand coup. Il décida de lever des troupes et de marcher sur Montréal.

Un matin, commandé par Boivin, l’armée se mit en marche. Défilé imposant et sublime.

Entre temps des télégrammes pressants étaient partis pour New-York.

Quelques jours plus tard deux vaisseaux de guerre mouillèrent en rade de Québec. C’était William C. Riverin qui les avait équipés à ses frais.

Bertrand salua cette intervention comme un augure favorable.

Il était décidé plus que jamais à vaincre ou à périr.

L’Armée continua sa marche. Partout elle était accueillie avec enthousiasme.

Au son des tambours, la foule se réunissait, dans les villages, sur les perrons des églises et des recrues nouvelles grossissaient les rangs des rebelles.

L’Armée avançait toujours. L’ennemi se cachait ou refusait d’engager la bataille.

Sur le fleuve, les deux navires continuaient leur route, jusque vers Montréal. Et là, en face du port, ils commencèrent un bombardement en règle. Williams télégraphia à Ottawa. Des régiments nouveaux arrivèrent par tous les trains.

La lutte suprême allait s’engager sous peu.

Des aéroplanes survolaient la province et renseignaient l’État-Major fédéral sur le mouvement des troupes ennemies.

Elles grossissaient à vue d’œil. Une fièvre, un délire fou SOULEVAIENT LA POPULATION CHAQUE FOIS QUE Bertrand avait éveillé en eux le sentiment National et Patriotique.

Quand ils furent rendus à Berthier, Williams jugea qu’il était temps d’attaquer.

Tous les trains des chemins de fer de l’État furent mobilisés et une nuit, un corps d’armée de 25,000 hommes débarqua près du village.

La guerre commença. Quelques aéroplanes lancèrent des bombes sur le camp républicain.

Renseigné par sans fil de Montréal, Boivin, dès que les troupes fédérales furent descendues du train et avant même qu’elles eurent le temps de se déployer fit tonner ses pièces d’artillerie, suivie d’une charge à la bayonnette, tellement imprévue, tellement furieuse que les troupes ontariennes durent se replier en désordre et laisser le terrain jonché de cadavres. La « furie franches » n’avait pas disparu de ces fils de français qui chargeaient avec impétuosité. Le sang des guerriers et des aventuriers qui ont fait la Nouvelle France coulait en eux. Et ils ne le faisaient pas mentir.

Les troupes fédérales fuyaient. Elles se débandèrent, se dispersèrent, unités par unités, dans des directions différentes.

Le soir de cette journée les soldats de Bertrand campèrent à Lanoraie.

À Montréal les navires de Riverin continuaient à bombarder le port. Maîtres de l’Île Ste-Hélène, les soldats marins s’y étaient installés.

Ils attendirent quelques jours.

Comme un flot qui montait, montait, les républicains marchaient vers Montréal.

Ils atteignirent Charlemagne. On avait coupé les ponts.

Bertrand laissa là l’armée et retourna à Québec voir sa femme, et aussi mettre la dernière main au Coup d’État définitif projeté dès l’entrée des troupes à Montréal.

Il apprit qu’une escadre anglaise venait de franchir le golfe, et qu’à toute vapeur elle remontait le fleuve.

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Le lendemain même de sa rentrée à Québec, la nouvelle effrayante lui parvint. Boivin s’est livré. Il ne le crut pas d’abord. Ses télégrammes demeurèrent sans réponse. Était-ce possible. Boivin l’avait trahi ! Son meilleur ami, son partisan le plus fidèle.

Pourtant quand il l’avait quitté, il était décidé plus que jamais à vaincre ou à mourir.

Le soir même il apprit que le gouverneur général avait offert l’armistice à tous les rebelles, sauf à lui.

On avait accepté cela. On avait pactisé avec l’ennemi.

Un dégoût immense de l’humanité l’envahit. L’ennui de vivre le saisit.