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LA CITÉ DANS LES FERS

qu’on commettait à sa charge, de temps à autre, une surveillance des plus étroites. En cela, il était aidé, par deux supposés contre-maîtres et quelques supposés bûcherons.

Avertis par ses propres espions des intentions de Williams, il décida d’aller le voir personnellement et à tirer toute cette affaire au clair. Il voulait également crâner, et par son assurance donner le change sur ses véritables ressources. Les circonstances avaient brusqué la proclamation de la république et il fallait encore au moins une semaine pour être en état d’arrêter, sans effusion de sang, toute contre-révolution. Il lui répugnait de recouvrir à des sacrifices de vies pour consolider son pouvoir. Le plus pacifiquement, il pourrait établir le nouveau régime gouvernemental, le plus de fruit il en retirera : À quoi bon envoyer au feu tant d’êtres humains, quand il y avait moyen de l’éviter.

Accompagné d’une dizaine de fidèles, tous armés, il se présenta donc, rue Peel, aux bureaux militaires. Une sentinelle était à la porte. Il s’avança les mains dans les poches, le chapeau rabattu sur les yeux. Quand il fut tout près, d’un geste brusque, il lui fit sentir le canon de son revolver dans les côtés. Il le confia à un de ses hommes, et de l’un à l’autre, usant du même stratagème, il réussit à se frayer un passage jusqu’au général.

Quand Bertrand se fut retiré, Williams, encore abasourdi par l’imprévu de cette visite regarda Barnabé sans parler, durant quelques secondes, puis scandant la fermeté de ses paroles par un coup de poing sur la table.

— Demain le Maire établira la loi martiale et s’il ne le veut pas, je prendrai tout sur mes charges.


XVI

LE DÉFILÉ DES FORCES


Mais il arriva que le Maire accueillit le général d’une façon plutôt cavalière. Il lui intima qu’il n’avait aucun ordre à recevoir de lui, qu’il n’obéissait qu’à la République.

Après cette visite à l’Hôtel de Ville, qui ne dura que quelques minutes, le général se fit conduire à Cartierville, au camp d’aviation, sauta dans un aéroplane et fila vers Ottawa.

À la suite d’appels pressants publiés dans les journaux, la population est calme. L’effervescence populaire est apaisée, momentanément. Seules, quelques manufactures, dans l’incertitude de l’avenir, ont fermé leurs portes. D’autres, ayant à leur tête des magnats de la finance Anglaise, continuent à produire, sans interruption. Les directeurs de ces compagnies croient que ce n’est là qu’une agitation passagère, un sursaut d’enthousiasme de quelques emballés, qu’une répression énergique, dans quelques jours, ramènera à la réalité.


C’est le soir. Dans le ciel tourmenté la lune joue à cache-cache dans les nuages, blancs et gris, qu’elle rosit. En face du manège militaire, à l’observatoire qui s’avance en rond dans le Champ de Mars, André Bertrand, Eusèbe Boivin, revêtu du costume officiel de généralissime des forces républicaines, Charles Picard, Louis Gendron et les membres de l’État Major de Boivin, attendent la minute où défileront devant eux, ceux, tous ceux, qui sont prêts, comme autrefois les gladiateurs pour César, à s’immoler pour Bertrand. Car la République c’est Bertrand. C’est lui qui en est l’incarnation vivante, c’est lui qui depuis des années, par son verbe enflammé a déchaîné de par la province le grand mouvement d’indignation qui la balaye.

Avec ses lieutenants, il est là, debout, causant un peu nerveusement, parce qu’en lui, à cette heure décisive passe la vision effarante de l’œuvre à accomplir.

Les hommes de la police mobilisée à cette intention forment le cordon de la garde. Ils contiennent à grand peine la foule acculée aux remparts. Sur la terrasse qui dévale à la rue Craig les curieux se pressent. Dans les poteaux et les arbres, des grappes humaines se suspendent. Le Champ de Mars est illuminé. Des banderoles rouges le traversent sur lesquelles on peut voir les inscriptions suivantes :

— Vive la République !

— Pour elle nous mourrons !

— Gloire à André Bertrand !

— À Bas la tyrannie !

Un roulement faible de tambour et qui va en grossissant se fait entendre. Le bruit grossit et bientôt l’on entend le martèlement rythmé des bottes sur l’asphalte de la rue… Une acclamation folle, délirante le recouvre, des hourras, des bravos frénétiques s’élèvent en une clameur gigantesque dans l’air du soir.

Déjà par la petite rue St-Gabriel, commence le défilé. Ce sont les zouaves d’Hochelaga. Culottes bouffantes, petit veston