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LA CITÉ DANS LES FERS

Le soir venu, des processions aux flambeaux s’acheminèrent par les rues. En face de l’Université, rue St-Denis, un orateur improvisé, jeune homme d’une vingtaine d’années, haranguait la foule avec une violence inouïe. Les passions populaires bouillonnaient. Des districts interlopes, la lie de la population montait à la surface.

Autour de l’orateur, la foule grossissait. Bientôt ce fut une masse compacte grouillante, tumultueuse qui s’étendait de la rue Dorchester à la rue Ste-Catherine.

Le jeune homme jetait de l’huile sur ce brasier d’appétits divers.

Et quand il comprit qu’il était bien imbibé des idées qu’il émettait il fit partir l’étincelle pour l’embraser.

« Allons faire sauter l’édifice du « Jour » s’écria-t-il. »

Le « Jour », irrévocablement voué aux intérêts radicaux, dans un extra paru le midi, avait demandé la tête de Bertrand.

Lentement, la foule, se mit en mouvement, puis elle accéléra le pas, et bientôt ce fut en courant qu’elle s’engagea dans la rue St-Jacques, déserte à cette heure du soir. Les fenêtres de l’édifice étaient éclairées. On travaillait à l’édition du lendemain.

Le même orateur de tantôt se dressa devant la porte et parvint à se faire entendre. Il demanda d’attendre cinq minutes, le temps de faire évacuer la salle de rédaction, et les ateliers du journal.

Puis, quand rédacteurs et typographes en manches de chemise furent sortis précipitamment, il se fit une irruption dans les bureaux.

Pêles-mêles, tables, chaises, furent renversées et jetées en tas dans le milieu comme un brasier improvisé ; les vieux journaux qui pendaient aux filières furent arrachés. On s’en fît des torches, qu’on promenait partout pour que l’incendie fut total.

Bientôt par les fenêtres dont les vitres éclataient, les flammes sortirent, rouges, dorées, étincelantes.

Des cris de rage saluèrent l’incendie. Des hommes tombaient dans les bras les uns des autres. On chantait des chants patriotiques. La lueur sourde du feu crépitant, suivie des fracas des murs qui craquaient, et des planchers qui s’écroulaient, donnait un cachet de féroce grandeur à ce spectacle.

Sur les faces, des rictus se dessinaient, qu’éclairait lugubrement la lueur des flammes.

Les moins emballés s’étaient esquivés de peur des conséquences. Pris d’une sorte de remords, l’un des manifestants donna l’alarme, pour sauvegarder les édifices voisins.

L’élément destructeur faisait son œuvre, comme pressé d’en finir, rapidement. Et lorsque les pompiers arrivèrent, il était impossible de ne rien sauver.

La foule voulut s’opposer à leur travail.

— Laissez brûler, criait-on !

— À quoi bon travailler pour ce journal vendu.

Sur ces entrefaites, Charles Picard vint à passer.

Quelques-uns le reconnurent.

— Hourra ! pour Picard.

— Un discours ! un discours.

Il était près de l’auto du chef de brigade.

— Dites leur quelques mots, lui dit celui-ci. Demandez leur de ne pas nous nuire, il s’agit de sauver les bâtisses avoisinantes.

Charles Picard monta dans la voiture. Il fut acclamé longuement.

— Citoyens, clama-t-il,

On fit silence pour l’écouter.

— « Je vous demande de laisser travailler les pompiers en paix et de me suivre au Champ de Mars ».

Ces paroles furent écoutées, et la foule s’ébranla dans la direction du Champ de Mars, laissant le champ libre aux pompiers.

Le général Williams était nerveux. Pour la vingtième fois, il appela Ottawa. Les renforts qu’il attendait n’étaient pas encore arrivés. On lui répondit qu’un train était déraillé près de Hull, que la voie était en très mauvais état, sur une longueur d’un mille les rails étaient tous enlevés.

— Faites venir vos hommes en auto.

— Impossible, les chemins sont défoncés tout le long de la frontière ontarienne. On a fait sauter les ponts à la dynamite.

Williams se tortilla les moustaches et proféra un juron.

La porte de son bureau s’ouvrit. C’était Barnabé qui entrait.

— Mauvaises nouvelles ! ou plutôt bonnes nouvelles. « Le Jour » est brûlé.

— Y a-t-il du monde aux alentours.

— Non ! Charles Picard a amené les incendiaires au Champ de Mars où il tient une assemblée.

— Que fait Bertrand ?

— Nous ne l’avons pas vu de la soirée. Je n’ai pu le faire suivre.

— Boivin ?

— Boivin nous a échappé également.

Le général appuya sur une sonnette dissimulée sous sa table de travail.

Son ordonnance entra.