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LA CITÉ DANS LES FERS

femme. Son assurance l’abandonna et ce fut d’une voix humble qui ne lui était pas habituelle qu’il balbutia.

— Dans ce pas, permettez-moi de me retirer.

— Puisque vous êtes rendu… Je m’en voudrais de vous faire gâcher votre soirée.

Elle le regarda, étonné de le voir sans cette humeur altière qu’elle lui avait toujours connue.

— Et puis-je savoir le mobile de cette visite ?

— Une soif de vous revoir. Un besoin violent d’être près de vous.

— Puisque vous désiriez tant me revoir, pourquoi avez-vous manqué à votre promesse de m’écrire avant votre départ pour Ottawa.

— Vous attendiez donc ma lettre ?

— Qui sait ?

Il la contemplait avec une expression de ferveur dans le regard qui surprit la jeune fille.

Que lui est-il arrivé ? pensa-t-elle. Comme il a l’air étrange ce soir. Ses yeux noirs n’ont pas leur éclat coutumier.

Elle retrouvait un André Bertrand nouveau, autre que celui qu’elle avait connu jusqu’ici.

Et lui, non plus ne se reconnaissait pas. Cette femme le fascinait. Il tenait ses yeux rivés sur elle et ce regard avait l’air de mendier un peu de pitié.

Son esprit de combativité l’avait abandonné. Ce soir il aurait sacrifié son avenir brillant pour passer sa vie à côté d’elle. Rien que de l’avoir là, devant lui lui causait une langueur doucereuse. Ses nerfs trop tendus, s’étaient relâchés.

— Votre père est toujours à Ottawa, demanda-t-il ne sachant plus soudain quoi dire.

— Oui. Et vous, depuis quand êtes-vous revenu à Montréal ?

— Depuis une semaine.

— Votre visite a été courte dans la capitale. Elle n’en fut pas moins mouvementée.

— Vous savez…

— J’y étais… Et un éclair de fierté passa dans son regard. Je vous félicite… Mon père et moi nous ne nous entendons pas en politique… Moi je suis de votre parti, ajouta-t-elle dans un demi sourire… Vous avez l’air triste ce soir…

Il lui raconta alors ce qui venait de se passer. Au fur et à mesure que le récit avançait, il s’échauffait. Le spleen dont il souffrait tantôt, se dissipa. Il retrouva son énergie momentanément engourdie.

Quand il eut terminé de la faire part des faits du jour, il se leva et alla s’asseoir sur le divan, tout près de la jeune fille.

— Lucille, lui dit-il, en s’emparant d’une de ses mains qu’il tint prisonnière dans la sienne, vous m’avez dit à notre dernière rencontre que vous ne serez jamais ma femme. Avez-vous changé d’avis ?

Elle ne répondit rien et regarda dans le vide, les yeux vagues.

— Lucille, reprit-il, je me suis aperçu ce soir, que vous étiez dans ma vie l’un des idéals que je poursuis. Et c’est aujourd’hui, devant la mort qui m’environnait, que je me suis rendu compte que je ne puis vivre sans vous. Sur toutes les têtes tombées aujourd’hui pour ma cause, je jure que je vous aime, que je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais d’autre femme que vous. Je caresse deux grandes ambitions, l’une la délivrance de mon pays et l’autre… vous le savez… Lucille, regardez-moi dans les yeux, franchement. M’aimez-vous ?

— Je vous aime, répondit-elle. Je vous aime depuis la première fois que je vous ai aperçu. Vous avez gagné votre pari. Ce n’est que depuis, que je me suis aperçue que je vous aimais.

Il l’attira vers lui et sur ses lèvres, déposa un baiser où il mit toute son âme.

— Croyez-vous à la Destinée ?

— Maintenant j’y crois.

— Tant d’obstacles nous séparaient. Comme il a fallu de hasards accumulés pour qu’existe cette chose si simple mais combien sublime : Notre amour. Tout, nous éloigne l’un de l’autre et pourtant tout nous attire l’un vers l’autre.

— J’ai peur pour vous quelquefois.

— Votre amour me sera un talisman.

Il lui fit part de ses projets, de ses rêves de grandeur. Il lui raconta son espérance d’être un jour cité dans l’histoire, comme l’un des politiques les plus grands de son siècle.

Elle l’écoutait, blottie près de lui, heureuse de l’entendre, et confiante que ses aspirations se réaliseraient.

— Après ce qui s’est passé cet après-midi, qu’allez-vous faire ?

— Proclamer ouvertement la République, Notre République. Je répudie les maîtres que nous nous sommes donnés.

— Il vous faudra combattre, il vous faudra lutter.

— Nous combattrons. J’irai vers l’avenir avec un courage nouveau, Lucille… je vous aime à la vie et à la mort… pour l’éternité. Que je périsse en édifiant mon œuvre la mort me sera douce puisque j’emporterai