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LA CITÉ DANS LES FERS

— Vraiment ! Et cette décision ?

Les coudes sur la table et le menton appuyé sur ses deux mains jointes, il la regarda fixement, dans les yeux.

Elle soutint le feu de son regard, sans broncher.

— J’ai décidé, continua-t-il, appuyant sur chacune des syllabes, que d’ici un an vous seriez ma femme.

Elle éclata de rire, d’un rire franc, qui fit creuser deux fossettes dans ses joues roses.

— Vous avez décidé cela ? Monsieur Bertrand, vous en serez pour votre décision. Cela ne sera pas.

— Pardon Mademoiselle. J’ai dit « J’ai décidé » et quand j’ai décidé une chose, il faut qu’elle s’accomplisse.

— Eh bien moi ! je décide à mon tour que jamais je ne serai votre femme.

Un peu agacé par cette résistance, il tambourina des doigts sur la table.

— Mademoiselle Gaudry, je ne reviendrai plus sur cette question. Je vous é-pou-se-rai quand je jugerai le moment venu.

— Alors, c’est un défi ?

— Admettons que c’est un défi.

— Pour me parler comme cela, m’aimez-vous donc.

— Peut-être.

— Vous ne me connaissez pas ?

— Je vous connais depuis toujours avant même de vous avoir rencontrée. Je vous ai pressentie depuis qu’un cœur d’homme a commencé de battre dans ma poitrine. Je vous ai pressentie dans chaque émotion qu’un paysage, une œuvre d’art, une belle musique m’ont causé…

— Vous êtes poète…

— Pourquoi ne pas l’être à ses heures ?

— La poésie et moi faisons mauvais ménage. Je suis matérialiste, moi, je n’aime que le fait brutal…

— J’élèverai votre âme…

— Vous êtes amusant.

— Je ne badine pas, je suis sérieux. Vous m’aimerez si vous ne m’aimez déjà.

— En plus d’être un poète, vous êtes un fat.

— Je vous remercie de votre appréciation. Vous n’avez pas le sens des nuances. Je corrige votre phrase : Je suis un orgueilleux. Il ne faut pas confondre avec un fat.

— Et vous êtes également un insolent. Pour couper court, je ne vous épouserai JA-MAIS. Je ne vous aimerai JAMAIS.

— C’est ce que nous verrons. Moi je suis sûr du contraire et, tenez, cet automne même, je fixe la date au mois d’octobre, je vous conduirai à l’autel.

— Ce sera un enlèvement.

— Si vous le désirez. Je vous ai dit que pour moi une chose décidée est une chose à moitié accomplie. Si vous ne m’aimez pas avant notre mariage vous m’aimerez après. Je gagnerai votre amour. Je le gagnerai à ma façon.

— Il y a mon père.

— Votre père n’existe pas. Ce n’est pas lui que j’épouse.

— Je vous défends de parler ainsi.

— Je vous obéis.

Et comme le dîner achevait :

— Quand vous reverrai-je ?

— Jamais.

— Quand vous reverrai-je ? répéta-t-il en se levant.

Fatiguée à la longue de cette conversation plutôt curieuse, et qui, sans qu’elle s’en rendit compte, l’avait plongée dans un trouble indéfinissable, elle répondit comme obéissant à une volonté supérieure :

— Quand il vous plaira…

Elle se ressaisit et tandis qu’elle montait dans le taxi qui la devait reconduire chez elle.

— Je ne vous reverrai plus.

— Mademoiselle Lucille, vous reviendrez sur votre décision. Je vous écrirai ces jours-ci avant de partir pour Ottawa. Je sais que vous y accompagnez votre père. Je vous rencontrerai au Château Laurier.

L’auto stoppa devant la somptueuse résidence du Solliciteur général, qui se dressait orgueilleusement, sur le flanc du Mont-Royal.

La jeune fille descendit.

Avant d’entrer, elle regarda tant qu’elle put l’apercevoir l’auto qui descendait le Chemin Belvédère

Elle s’enferma dans sa chambre.

Elle se sentait lasse.

Tout à coup sans raison apparente, elle se mit à pleurer des larmes chaudes qui lui coulaient le long des joues.


XI

LE SOUFFLET À LA FACE…


André Bertrand se félicita du résultat de cette entrevue. Une grande joie était en lui. Sa vie prenait un sens qu’il n’avait pas soupçonné jusqu’alors. Toutes ses actions revêtaient un caractère nouveau pour lui.

Il était pris d’une folle ardeur.

Il se sentait rajeunir et toute son âme vibrait.

Elle avait accepté d’être au rendez-vous.