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LA CITÉ DANS LES FERS

succéderont aux années, le temps malgré sa puissance ne pourra l’anéantir.

… Et à l’idée que des difficultés qu’il trouvait plus nombreuses de minute en minute, allaient se dresser devant lui, l’attraction sentimentale qui le portait vers l’Inconnue de son Rêve, devint plus irrésistible.


VIII

L’INTERMÈDE


Les jours ont passé depuis l’Élection, bien des jours tranquilles. À Ottawa, une session a eu lieu. MacEachran, le premier ministre, voulant mieux étudier la politique de ses nouveaux adversaires a refusé d’engager le débat sur aucune des questions brûlantes, qui, quelques mois auparavant, avaient soulevé tant de tempêtes. Il s’est contenté des affaires de routine.

La réciprocité avec les États-Unis est chose accomplie. Le marché canadien est inondé de produits étrangers qui font une concurrence acharnée à nos industries locales. L’opposition avait proposé le rejet de la loi. L’Amendement fut défait. Bertrand, à cette occasion, fit ses débuts à la Chambre et il prononça ce que les anglais appellent son « maiden speech ».

Il parla durant quatre heures entassant arguments sur arguments, sans rien changer à la situation.

Le vote pris peu après, décréta la mort pure et simple de l’amendement ; le renvoi à six mois.

Dans la galerie, parmi les auditrices qui se pressaient sur les banquettes, il crut apercevoir la jeune fille aux yeux glauques.

Absorbé par son sujet, il n’y prêta pas attention et ne s’inquiéta pas de la rechercher dans Ottawa.

D’autres semaines ont suivi, des semaines mornes. L’industrie canadienne paralysée, le chômage sévit.

Les ouvriers mécontents, retournent chaque soir, au foyer conjugal, le ventre vide, tiraillé par des fringales.

L’on se demande : — Que fait Bertrand ?

Il s’est enfermé dans un mutisme dont il ne se départ pas.

L’on crut un temps qu’il sèmerait l’esprit de révolte. Il n’en fit rien.

Puis ce fut l’hiver, un hiver rigoureux.

La misère s’appesantit sur la ville.

Une délégation de sans-travail se rendit dans la Capitale, qui rencontra les membres du Cabinet.

Ceux-ci lui rirent au nez. Ils répondirent que la loi de réciprocité en faisant baisser le coût de la vie, protégeait l’ouvrier et qu’ils avaient tort de n’être pas satisfaits.

Et l’on continua de se demander :

— Que fait Bertrand ?

Où était-il ?

On ne le voyait nulle part.

Ce qu’il faisait ? Il travaillait à son organisation. Il sentait que le moment approchait de l’action directe, voire de la violence.

Le temps n’était pas encore mûr. Le peuple n’avait pas senti suffisamment la main de fer du régime, lui meurtrir les chairs.

Les clubs fonctionnaient presque jour et nuit. Toujours il y avait des fidèles qui discutaient et s’échauffaient entre eux. Une fois au dehors ils communiquaient à leurs amis et leurs proches, l’indignation dont ils frémissaient.

Pendant qu’une partie de la population souffrait, l’autre gorgée de faveurs gouvernementales, s’amusait honteusement. Les cafés de nuit regorgeaient de monde. Le théâtre et l’opéra florissaient.

L’équilibre était rompu. L’argent au lieu d’être dispersé équitablement roulait dans les mêmes mains.

On était en janvier.

Au théâtre de la Renaissance, depuis trois semaines, une pièce d’un auteur canadien, très réaliste, et d’une brutale franchise « Les Pourceaux » faisait salle comble.

Les profiteurs y étaient décriés et cependant c’était eux qui alimentaient la caisse du théâtre.

Un soir, André Bertrand, harassé de travail, avait consenti à y accompagner un ami et sa femme. Depuis plusieurs jours il compilait des documents publics en vue de la prochaine réunion des Chambres.

Il voulait revoir Yvette Gernal que depuis longtemps il n’avait même pas entrevue.

Mêlé à la foule, il s’amusa dans le foyer, à y écouter les conversations qui précèdent le spectacle.

Il s’écœura de voir, chez certaines gens, pour qui, comme pour cet empereur romain, l’argent n’a pas d’odeur, tant de cynisme et poussé si loin.

Ce fut dans des dispositions plutôt désagréables qu’il prit place, à l’orchestre, quelques minutes avant le lever du rideau.

Un pincement au cœur lui refoula le sang aux tempes. Il n’osa en croire ses yeux. Non ce n’était pas possible !

Elle aussi, l’avait aperçu. Ses yeux glauques brillèrent. Que reflétaient-ils ?

André ne le sut deviner.