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LA CITÉ DANS LES FERS

on faire de vos fils ? Des masses de chairs pantelantes derrière lesquelles s’abriteront les britanniques ; de la chair pour jeter à la gueule de l’ambition anglaise… »

Et, dur, haineux, des éclairs dans le regard, les lèvres tordues, il allait, arpentant l’estrade, dardant ses gestes vers les loges et le balcon.

Le procès des mesures gouvernementales iniques se poursuivait. Il flétrit les idées impérialistes hypocritement nourries par les radicaux ; il dénonça l’incompétence des hauts fonctionnaires.

Et l’auditoire, ne pensant plus, se laissait guider par la fantaisie de l’orateur.

Quand il eut fini de raconter ce qui se passait à Ottawa et qu’il eut communiqué, en l’extravasant, la haine qu’il nourrissait envers ceux, qui, chaque jour, souffletaient la Patrie, il aborda les grandes lignes de son programme politique. Froidement, il discuta la théorie du libre-échange, s’appuyant, pour illustrer ces dires sur les auteurs autorisés de la science économique. Il cita Vilfredo Pareto, Frédéric Bastiat, Leroy Beaulieu, Gide, et fit, en terminant, une incursion dans l’œuvre de Stuart Mill. Il en conclut que le Libre-Échange était contraire aux intérêts du Québec trop faible pour lutter contre son puissant voisin. Après s’être reposée quelques secondes, la voix, tout à l’heure dure et saccadée, prit des inflexions plus douces, plus pathétiques. Elle s’enflait, sonore, emplissant tout le vaisseau. Les accents empoignants faisaient place à une envolée débordante de lyrisme. C’était quelque chose de puissant, une vague d’harmonie balayant tout, telle une ouverture de Wagner.

… Et après avoir chanté l’épopée sublime des découvreurs catholiques et français ; après avoir fait revivre un passé qu’anime le souffle de la légende, tant il est glorieux, irrésistiblement ; après avoir fait le relevé de ce que nous devons aux preux et aux martyrs dont le sang a été la semence de vie d’un peuple : Champlain, Iberville, Lasalle, La Verendrye, Jogues, Marquette, Brébœuf ; après s’être incliné devant eux, tous ceux à qui la patrie canadienne doit d’être ce qu’elle est, Bertrand se tut. Ce fut une minute de silence inexprimable, ou trois mille personnes, le cœur battant à l’unisson, attendaient ce que cet homme allait dire ?

Il fit le tour de l’estrade, promenant son regard aigu du parterre au balcon, de l’orchestre aux loges.

— « Permettrons-nous, s’écria-t-il, que l’on plonge au sein de la religion qui est nôtre le poignard du fanatisme ? Permettrons-nous qu’en quelque coin du pays, l’on arrache de force, sur la bouche de nos compatriotes, les mots du parler ancestral ? Permettrons-nous que l’on sape les fondements de notre nationalité, pour que, un jour, sur le cadavre de ce qui fut la race Canadienne, l’on chante, en guise de Requiem, le Rule Britannia ?… »

Une clameur s’éleva qui couvrit la voix de l’orateur — « Non ! Non !… Vive Bertrand ! À bas MacEachran !… Mort au tyran !… Mort aux traîtres !… »

Ces cris se croisaient dans la salle ; ils allaient, venaient, bondissaient. La foule affolée était haletante. Les femmes, séduites par cette conviction servie par une voix riche comme l’or, tenaient leurs yeux rivés sur le politicien, fascinées qu’elles étaient.

Et lui, continua. Dressé sur la pointe des pieds, la tête renversée, les mains nerveuses, tendues, vibrantes, la figure exsangue, les yeux clos repliés sur une vision intérieure, il oublia soudain où il se trouvait. La conviction parla seule en lui. Il était grisé de ses principes, dans une ivresse qui le faisait planer au-dessus de la réalité, dans le monde diaphane des idées.

— « Le patrimoine que nos pères ont légué, gardons-le au prix des sacrifices les plus douloureux. C’est un patrimoine de liberté pour la sauvegarde duquel ceux de 37 se sont battus ; c’est un patrimoine de liberté pour la sauvegarde duquel des carcasses, au bout d’une corde, se sont balancées après le sacrifice ultime de la vie. Nous avons le devoir, et le devoir le plus impérieux d’empêcher que s’écroule l’œuvre amoncelée de 300 ans de labeurs, de combats, de sang versé. Périssent les partis politiques, périssent les attaches aux hommes, périsse le culte de George Pelland, pourvu que vive la Patrie, la Patrie libre, des citoyens libres. Que monte en vous la voix des disparus, et l’écoutant vous résisterez jusqu’au bout pour empêcher que s’émiette, emporté au vent de l’indifférence, un passé héroïque. Ah ! le patrimoine que nos pères ont légué, gardons-le au prix de tous les sacrifices, gardons-le au prix même de…

L’orateur s’arrêta soudain, et, revenant à la réalité, le poing crispé s’abattant devant lui, ce fut entre ses dents qu’il murmura :

— « Gardons-le quand même ».

Électrisée, la foule, subitement, se dressa. Les mains, les mouchoirs, s’agitèrent dans l’air. C’était pour l’orateur comme l’apothéose de sa gloire. Des acclamations, des hurlements de frénésie, soulignèrent ses paroles. Un enthousiasme fou agitait toutes